Eros
Le Chabanais, temple de la volupté parisienne
12 OCTOBRE . 2018
Elles sont trente-cinq. Se parent tour à tour des feux de l’orient, de décolletés vertigineux, de bijoux éclatants et d’effluves capiteuses. Un bordel ? On oserait à peine en prononcer le terme ! Un lieu mythique, à deux pas du Palais Royal, témoin des fantasmes d’hommes (et de femmes) de lettres, d’art et d’Etat venus du monde entier en quête de plaisirs… Variés. Passez la grotte artificielle, poussez les grilles, bienvenue au Chabanais !
Par Elsa Cau
Au 12 de la rue Chabanais, rien ne laisse deviner ce qui fut un véritable Temple de la luxure entre 1878 et 1946. Presque soixante-dix ans d’une histoire mouvementée, toute en fêtes et en parties fines qui firent autant la gloire de Paris que ses Expositions Universelles, et dont il ne reste pourtant que deux portes et une rampe d’escalier en fer forgé.
Certes pas aussi puissantes que les grandes horizontales de l’époque, les filles de Mademoiselle Kelly, mystérieux pseudonyme d’Alexandrine Jouannet à la tête de la célèbre maison close, n’en restaient pas moins l’aristocratie du sexe.
Et le lieu était à la hauteur de ses pensionnaires… Au point de remporter un prix pour sa chambre japonisante à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900 ! Aménagées à grand frais en 1880, aux décors peints par Charles Toché (qui œuvre ensuite au château de Chenonceau) les chambres, autrement dit le nerf de la guerre, permettent de laisser libre cours à son imagination : sus aux galipettes médiévales dans la chambre gothique ! Sans oublier l’hindoue, la mauresque, la Louis XV, la Directoire, la Napoléon III et le salon Pompéien… De quoi offrir quelques situations cocasses.
Cocasse, la clientèle ? Le très chic Chabanais est un passage obligé par qui visite Paris. Il est fréquenté par les membres du Jockey Club, par les têtes couronnées, par les artistes (à la une de cet article, La Reine de joie de Toulouse-Lautrec, habitué des lieux) et intellectuels de la fin du XIXe et de la Belle Epoque, Guy de Maupassant, Pierre Louÿs, Salvador Dali, Anatole France en tête.
Et puis, bien sûr, il y a Bertie, comme le surnomment ses favorites, entre deux acrobaties sur la chaise de volupté qu’il a commandée, en 1890 à l’ébéniste Louis Soubrier pour la maison close. Et les filles rient de ces trouvailles, de ces bains de champagne dans la grande baignoire en cuivre ornée d’une sphinge. Le gras Bertie, qui n’est autre qu’Edouard VII, roi du Royaume-Uni, aura fait les belles heures du lupanar.
La belle mademoiselle Margot, Marthe, Irma, Camille, Nadia ou Mimi… La vie, sans être simple ni sans doute tout à fait heureuse, était plus douce au Chabanais que dans bien d’autres bordels. Les filles sont régulièrement soignées –visite hebdomadaire au médecin obligatoire- et apprêtées –on les emmène deux fois par an chez le tailleur Krebs pour fabriquer guêpières et robes. La célèbre Marthe Richard elle-même aurait affirmé qu’on aurait voulu ‘rester dans ces maisons-là’.
Le Chabanais devient une telle institution qu’on l’inscrit au programme des réjouissances d’Etat. La République laissait ainsi à ses visiteurs le choix entre une soirée à l’Opéra, la visite d’un musée, ou une nuit inoubliable chez Mademoiselle Kelly. Inscrite au programme officiel du protocole, la visite au Chabanais devient « visite au Président du Sénat ». Qui a imaginé cet amusant subterfuge ? Mystère.
Le soir du 6 mai 1889, en pleine Exposition Universelle, le Chabanais connaît son véritable moment d’apogée. Après une fête vénitienne sur la Seine et trois feux d’artifices, une dizaine de délégations étrangères réclament une étape au Chabanais. La recette est historique –et les passes étaient chères, en moyenne l’équivalent de deux mille euros pour une nuit entière- et la nuit aussi. De quoi inscrire définitivement, au même titre que la rutilante Tour Eiffel, Paris au rang de ville-lumière.
E.C.