Eros
Jean-Jacques Lequeu mis à nu (ou presque)
10 JANVIER . 2019
Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) est un architecte n’ayant jamais construit. Pourquoi ? Comment ? Au milieu de toutes nos interrogations -et Dieu sait que la vie et la carrière du dessinateur en architecture contiennent une multitude de zones d’ombre- s’agitent dans un joyeux pêle-mêle animaux symboliques, dieux antiques, maçonnerie et République, humour parfois bon enfant, parfois noir et surtout… Un érotisme bien à lui. Découverte au Petit Palais.
Par Elsa Cau
Inutile de penser percer le mystère Jean-Jacques Lequeu, dont l’énigme ne fait que s’épaissir malgré son récent retour en grâce. Sa biographie se reconstitue par bribes. Son oeuvre, véritable rébus d’inventions, de déformations, d’obscénités diverses, d’analogies et d’humour -toujours- se dévoile -à peine- à travers les références à l’Encyclopédie, l’oeuvre du siècle, les grands architectes, penseurs, philosophes, scientifiques, cuisiniers (si, si!) du temps, jusqu’au don effectué par le dessinateur au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale en 1825.
L’architecture sexuelle
De l’architecte du XVIIIe siècle, on ne conserve la trace des projets que par ses deux publications, L’Architecture civile et Nouvelle méthode appliquée aux principes élémentaires du dessin, et par Jean-Charles Krafft, qui publie au début du XIXe siècle les dessins refusés de Jean-Jacques Lequeu, condamné à l’oubli pendant un certain temps… Ou un temps certain. Quant à son oeuvre érotique, enfermé dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale de France, en accès restreint sous la dénomination de “Figures lascives”, on le dissimulera soigneusement des regards indiscrets… Mais c’était sans compter sur les (très) nombreux clins d’oeil égrillards disséminés çà et là dans les projets architecturaux de l’artiste.
Si Lequeu croit au respect strict des proportions, en dessin comme en architecture et à la nature recomposée et domestiquée prônée par le Néoclassicisme, il n’en joue pas moins quelques tours fameux à l’oeil du spectateur.
Parcours initiatiques (L’île d’Amour), métaphores sexuelles (la grotte symbolisant un sexe de femme dans Le bosquet des Soupirs, entre autres), évocations constantes du Phallus à travers le Dieu Priape, ésotérisme, mélanges de styles (le gothique et le goût antique dans La Laiterie et le Poulailler) sans oublier cet esprit irrévérencieux partout présent : le ton est donné.
Priape occupe une place de choix dans les projets de Lequeu, placé là en façade de temple, ici en sculpture dans un jardin ou au faîte d’un pilastre. Son attribut, le sexe dressé, est parfois décliné avec humour, comme dans La Fontaine jaillissante de la cour du manège, la châsse gothique du dieu des Jardins et la maison astronomique du désert où le Dieu arbore son sexe à angle droit… à la place du nez. “Priape le coquet”, légende avec humour l’architecte. C’est un fait : sexe et architecture sont indissociables dans l’oeuvre de Lequeu.
Le nu à sa manière
Les nus et autres dessins anatomiques et érotiques de Lequeu épaississent l’aura de mystère et d’étrangeté autour de l’artiste. Les figures, lisses, précises, sont traitées comme en architecture. On y trouve, là encore, beaucoup d’humour.
Certaines scènes plutôt légères mettent en scène la femme dans son intimité : la masturbation dans Effet du mois de mai, le voyeurisme dans L’œil de boeuf de l’alcôve.
D’autres relèvent d’un érotisme transgressif parfois politisé, comme avec cette soeur dévêtue évoquant sans doute la nouvelle République et la suppression des ordres monastiques dans Et nous aussi nous serons mères, car… Ah, le bon vieux fantasme de la bonne soeur !
D’autres scènes enfin, plus crues, font état presque scientifiquement de l’anatomie féminine et masculine, mais dénotent par leurs légendes : “la figure représentée ici laisse à découvrir l’extérieur de ses parties sexuelles où s’engendre et sort la race humaine. On voit aussi ses mamelles à nourrir.” “Jeune con dans une attitude des conjonctions de Vénus” ; ou encore “Femme, vous avez à ce moment-là une bonne qualité, qui est de vous taire (d’assez mauvais goût pour commenter le visage d’une femme à la peau verdâtre, un filet de sang coulant de sa bouche).
Cynique ou léger, l’érotisme des dessins de Jean-Jacques Lequeu témoigne de son imagination “féconde, un peu maladive” selon le mot de François Benoît (historien d’art français ndlr). Un mot qui pourrait s’élargir à cette période de la fin du XVIIIe, début du XIXe siècle, en route vers le désordre esthétique et la beauté étrange…
E.C.