Eros
Dracula, l’érotisme diabolique du vampire
12 MARS . 2020
Oubliez le comte Dracula mordant solennellement le cou d’une vierge blanche. Dans la version adaptée du roman de Bram Stoker, Francis Ford Coppola nous livre un véritable opéra baroque, saturé de couleurs et d’irréel, plutôt qu’un film, à ceci près que la pudeur n’y existe pas. Orgies, désir macabre et transes lubriques, ou quand les vampires ont aussi soif de sang que de sexe.
Avec Bram Stoker’s Dracula, Coppola livre en 1992 un spectacle érotique qui replace le vampire comme objet de désir funeste. Dans cette version, le monstre n’est plus tout à fait un monstre et le vampire retrouve une véritable sexualité. Explications. Love never dies. S’il respecte à la lettre le conte de Bram Stoker et ses personnages, Francis Ford Coppola opère un changement majeur : il y intègre une histoire d’amour.
Transylvanie, 1462. Vlad Dracul (Gary Oldman) livre une bataille sanglante à l’envahisseur ottoman. Son épouse, Elisabeta (Winona Ryder), se suicide en apprenant la fausse nouvelle de sa mort, damnant de ce fait son âme aux yeux de l’Eglise. De retour chez lui, fou de douleur, le comte renie publiquement Dieu et déclare vouloir venger la mort de sa moitié à l’aide de pouvoirs obscurs… Quatre siècles plus tard, le comte devenu Dracula fait pâle figure, mort-vivant seul et sans forces, au milieu de ses ruines.
En 1897, Jonathan Harker (Keanu Reeves), jeune clerc de notaire, est envoyé en Transylvanie chez le comte, succédant à un collègue mystérieusement devenu fou, pour conclure la vente de l’Abbaye de Carfax. Mais au moment de la signature de la vente, Dracula découvre un portrait de Mina (Winona Ryder, toujours), la fiancée de Harker, véritable jumelle d’Elisabeta. Le triangle amoureux peut commencer.
Le vampire de Coppola n’est donc plus seulement un monstre mais une créature mi-homme, mi-démon profondément amoureux, pour qui le spectateur, témoin de son histoire d’amour forte, oscillera sans cesse entre empathie, fascination et horreur. Dracula est présenté comme doté de sentiments, mais aussi comme étant bel et bien victime d’une malédiction.
Une victime bien mal en point puisque le comte n’a presque plus de quoi se nourrir : c’est un vieillard diminué que nous rencontrons au début du film, incapable d’attirer ses villageois dans son giron pour un festin, tout juste bon à sucer le sang d’un notaire de passage…
Au château, Dracula tient en vie trois jeunes concubines vampirisées, qu’il ne satisfait même plus par lassitude –comme elles ne manquent pas de lui faire remarquer lorsqu’il les surprend en plein jeu avec le jeune Harker. Cette première scène sensuelle annonce le fil conducteur du film. Tout se joue autour d’Eros et Thanatos, le désir et la mort, ici étroitement associés : les vampires, êtres morts, ne revivent que par le sang, lui-même apporté en même temps que l’acte sexuel.
Préparez-vous, donc : à chaque morsure, à chaque goutte de sang, correspond une scène à forte évocation charnelle. Loin de la vision traditionnelle de la femme victime, les femmes vampires se livrent elles aussi à de véritables orgies de débauche. Soyons honnêtes : qui résisterait à une Monica Bellucci torse-nue, l’air pervers avec deux jolies canines prêtes à vous dévorer ?
Heureusement pour lui, Dracula se sent un regain de vitalité à l’idée que Mina est la réincarnation de son amour perdu. Coppola nous présente un vampire au désir renouvelé, qui, en voyage vers Londres pour rejoindre sa bien-aimée (qui ne le sait pas encore), se délecte de deux ou trois cadavres bien frais et récupère sa mine de jeune homme. La séduction fascinante du vampire est bel et bien de retour… Et elle fera des ravages !
Mina, bonne petite bourgeoise anglaise, est gentiment amoureuse de Jonathan, à qui elle est promise. Elle ne sait bien entendu rien de la chair, surtout avant le mariage mais, heureusement pour nous, Mina est très curieuse de la chose amoureuse. Elle observe avec intérêt le livre sur le Kama Sutra de son amie Lucy, qui par contraste se vante déjà de ses prouesses avec trois hommes qu’elle séduit en même temps. Si les deux personnages sont opposés, l’amitié entre les deux femmes en demeure très complice et tactile – Lucy, l’incarnation même de la tentation, embrasse fougueusement son amie dans le parc, sous la pluie, juste pour rire.
« Le vampire, en effet, est avant tout une création érotique. La victime, mise en état de transe par son partenaire, dont elle aime toujours l’agression, le voit comme un monstre irrésistible. » – Ornella Volta, Le Vampire
Punition ? La jeune femme rieuse et séductrice sera la première victime de Dracula, qui, tout en tournant autour de son amour éternel, cherche à se nourrir. Il parviendra à ses fins dans une scène débridée, dans laquelle Lucy, en transe lubrique, se laisse posséder par le vampire transformé en sorte de gorille diabolique (la scène évoque clairement Le Cauchemar de Füssli). Elle est désormais « la traînée du démon, la catin des ténèbres », dévorée par sa libido (et donc sa soif de sang), selon les mots de van Helsing, chasseur aguerri de vampires (Anthony Hopkins).
Ce dernier n’est pas en reste et son ambiguïté à lui réside dans son rapport sado-masochiste au plaisir, dans ses pulsions. Van Helsing entretient une fascination morbide pour Dracula mais le combat sans cesse, se laisse séduire, plus tard, par le charme vénéneux d’une Mina vampirisée, jouit véritablement du meurtre de femmes-vampires.
Car Mina n’est pas en reste. Dans un élan amoureux un peu fou, elle se révèle puissante et déterminée. C’est elle, qui supplie Dracula de la vampiriser. Et dans ce qui s’apparente à une véritable petite mort toute en jouissance, elle lèche le sang du torse de son amant…
Pris dans un rêve érotique, les personnages de Dracula réinventent les codes du conte de vampire. Sang, lèvres, cou et grain de peau, couleurs flamboyantes, effets dignes du théâtre ou de l’opéra plutôt que du cinéma (trucages à l’ancienne comme les ombres chinoises, dégradés de couleurs, superposition des plans, références aux Surréalistes…), tout est au service de ce songe au romantisme voluptueux et lugubre, complètement affranchi du réalisme.
E.C
Un peu de sang
On regarde : Bram Stoker’s Dracula, de Francis Ford Coppola, 1992
On lit : Ornella Volta, Le Vampire, Paris, Jean-Jacques Pauvert / Bibliothèque internationale de l’érotologie, 1962
On écoute : La Danse arabe du Casse-Noisette de Tchaïkovski