Art
Going wild, Peter Beard
24 AVRIL . 2020
Mondain et fêtard, artiste, photographe, ami de tous, lady’s man, Peter Beard était une personnalité passionnée et solaire aux nombreuses facettes. Décédé dimanche dernier, à l’âge de 80 ans, il laisse derrière lui un oeuvre complet, véritable ode à la liberté sous toutes ses formes. Portrait – en morceaux choisis – d’un wild, un vrai.
Par Elsa Cau
On connaît tous ces moments. Ces moments parfaits, ces histoires d’un instant, d’un bon alignement des planètes, d’une conjonction idéale. Reprenez les mêmes, au même endroit, à la même période, retenez votre souffle, et vous n’obtiendrez plus jamais cet instant-là. Dans That Summer (2017), les voix-off de Peter Beard et de Lee Radziwill nous racontent ce moment absolu.
C’était l’été 1972. Dans la maison à Montauk du photographe, les pieds dans l’eau, ils sont tous là, souriants, radieux : Andy Warhol, l’ami avec qui Beard échangeait tant du point du vue artistique depuis les années 1960; Mick Jagger, qu’il venait de suivre en tournée pendant deux mois avec les Rolling Stones pour le magazine éponyme, et sa femme Bianca ; l’écrivain tourmenté et flamboyant Truman Capote, qu’il rencontre à la même période ; les soeurs Lee Radziwill -un ancien amour, une amie jusqu’à la fin- et Jackie Kennedy Onassis.
Le vieux photographe de presque quatre-vingts ans feuillette amoureusement les pages de l’album, dans son studio de Montauk où il travaillait toujours, jusqu’à la fin. “Accidents are very important” murmure-t-il.
“Accidents are very important” – Peter Beard
Et d’accidents, il ne semble avoir été question que de cela dans l’existence agitée de Peter Beard, né en 1938 de sang bleu (à l’américaine, c’est-à-dire petit-fils du magnat des chemins de fer James Jerome Hill) à New York. On offre à l’enfant un appareil photo qui ne le quittera plus, de même que son obsession d’immortaliser son entourage et ses observations. Quelques écoles privées, un diplôme en art de Yale plus tard, et le voilà libre comme l’air.
Encore étudiant, il commence à travailler pour Vogue. A 17 ans, il voyage pour la première fois en Afrique : c’est le coup de foudre -n’est-ce pas toujours un accident ? Il y retourne régulièrement. Justement, au début des années 1960, Peter Beard se lie d’amitié avec Karen Blixen (Out of Africa, publié sous son nom de plume Isak Dinesen), à tel point qu’il acquiert un terrain au Kenya voisin du sien.
Que fait la jeunesse, quand elle est belle, solaire et riche ? Elle vit, elle aime.
Que fait la jeunesse, quand elle est belle, solaire et riche ? Elle vit, elle aime. Peter Beard excelle dans ce domaine et tous ceux qu’il fréquente auront un souvenir subjugué de l’homme. Du Studio 54 aux animaux sauvages du Kenya, Beard est de ceux qui se sentent à l’aise partout, se lient avec tout le monde d’un sourire, d’une plaisanterie ou d’une danse et mieux, qui vous entraînent dans leurs passions.
Au début des années 1960, Beard rencontre Dali. Les deux hommes rient des mêmes farces et deviennent vite amis. A la même période, Francis Bacon est impressionné par les photographies de Peter Beard qui publie The End of the Game, documentant la disparition progressive des éléphants, hippopotames et rhinocéros en Afrique. Les deux hommes se rencontrent, s’apprécient et se rapprochent. Deux exemples parmi tant d’autres : des amis, il y en eut tant.
Des amours, aussi. Après son premier mariage avec Minnie Cushing, jolie socialite amie et assistante d’Oscar de La Renta, qui dure trois ans, le beau photographe enchaîne les conquêtes autant que les clichés. Minnie aura tout de même laissé sa marque : six mois sans dormir, un court séjour en hôpital psychiatrique après une overdose de barbituriques, et le voilà remis sur pied. Une bagatelle ! Candice Bergen, Barbara Allen la muse warholienne, Carole Bouquet période James Bond, le mannequin Cheryl Tiegs à qui il est marié pendant quelques années, Nejma, sa dernière femme, le soutien sans failles (qui ferme les yeux sur les autres liaisons), la liste est longue.
Et elles sont plutôt animales, justement, les femmes de Beard (on se souvient d’Iman, qu’il est d’ailleurs le premier à découvrir et engager), qu’il aime, qu’il photographie, qui l’inspirent. Étirées, longilignes, lianes voisinant aux côtés d’antilopes, de guépards ou de girafes, regard intense et port de reine, elles sont tout autant essentielles à l’oeuvre du photographes que les animaux eux-mêmes. Depuis le début des années 1970, d’ailleurs, il réunit ses deux passions par un mélange de photographies modifiées, d’écrits et de collages.
Mais finalement, ces deux passions n’en forme qu’une : celle de la vie. Qu’il soit aux quatre coins du monde, chargé par un éléphant (il est presque tué en 1996), fêtard à New York ou serein et reposé dans sa maison de Montauk, il immortalise la vie qu’il observe, excitation et état sauvage, bonheur et injustice.
“Without memory, there is no life” – Lee Radziwill
“Without memory, there is no life” lâche Lee Radziwill de sa voix, vieillie, de fumeuse. En 1972, la troupe d’amis étaient partis en éclaireurs filmer Big et Little Edie Bouvier Beale, respectivement tante et cousine de Lee et Jackie, socialites américaines, chanteuse et danseuse gentiment barrées.
Dans leur grande maison, presque en ruines, des Hamptons, où elles vivent entourées de chats, la bande d’amis réunis pour l’été court après le temps perdu et écoute les histoires excentriques de la vie étonnante des deux femmes. Des histoires d’une époque révolue, des Hamptons glorieuses aux larges demeures où l’on recevait et d’un New York de paillettes et de folie, qui préfigurent le classique du documentaire américain : Grey Gardens (1975).
Une promenade dans une époque oubliée par une bande de trublions jeunes et insouciants, de la même manière que des générations d’amateurs se promèneront encore longtemps, eux, dans les clichés de Peter Beard à la recherche d’un temps révolu.
E.C