Humeur
Petit éloge de l’oisiveté laborieuse
02 AVRIL . 2020
Cela fait maintenant 16 jours que l’écho frénétique de nos doigts martelant le clavier résonne chez nous, que notre quotidien se métamorphose, que nos rapports évoluent et que les apéritifs en conf call se multiplient, peu importe l’endroit où nous nous trouvons. Le moment de songer : que nous apporte cette nouvelle façon de vivre ?
Par Nicolas Amsellem
Dans le magazine des Grands Ducs, vous voyez fleurir çà et là des articles sur l’avantage du confinement, les vêtements à porter quand l’on traîne chez soi, des recettes savantes ou encore quelques notes de jazz des plus agréables à laisser s’entrecouper aux sons du clavier.
C’est que l’on semble davantage maîtriser son temps.
On observe plus que jamais la proximité de deux contraires, un oxymore que j’aime à qualifier d’oisiveté laborieuse. L’oisiveté parce que notre occupation liée au travail n’est plus aussi prenante, laborieuse parce que le confinement ne rime heureusement pas avec la fin du travail, mais la remise en question de la façon dont nous achevons celui-ci, jour après jour.
Nous petit-déjeunons, nous travaillons, nous déjeunons, nous prenons le moment solennel de la sieste, nous goûtons, nous dînons, nous dormons. Ajoutez à cela quelques pincées de lectures, de moments cinéma, un ou deux Old Fashioned, une expédition à la boulangerie, et les journées s’enchaînent.
Rien de désagréable à tout cela. Il aurait été bon d’ajouter avant chaque activité « nous prenons le temps de« . Qui s’est surpris à cuisiner un peu ? À allonger le moment d’un repas, à goûter à quelques dizaines de minutes d’une sieste, à moins boire et moins fumer ? Chacun ses remarques, mais il semble que quelque chose se trame.
Car si l’on prend du recul pour évaluer cette situation et la comparer à nos modes de vie quelques semaines en arrière, cela prend davantage le qualificatif de pause que de soumission au confinement. Si j’effectue un rapide voyage de souvenirs quelques instants avant la crise, je me retrouve avalant un café avant de fuir travailler, déjeunant 30 minutes et enchaînant jusqu’au soir, le nez dans mes pixels.
Le soir justement. Prenons un instant un peu de hauteur sur nos soirées en ces moments troglodytes. Des verres, des dîners, des sorties, finalement peu de temps pour soi, pas assez de temps pour ceux qu’on aime, et une accumulation de fatigue chronique. L’impression qu’à la question “comment vas-tu” la même réponse se répète toujours : “je suis fatigué”. Décevant.
Mais avoir l’opportunité d’offrir à son esprit de vrais moments de répit, de vrais instants d’échappatoire, de prendre davantage le temps de bien se nourrir, à un rythme décent, de laisser au corps le choix de s’exprimer quand les yeux lui piquent ou les paupières s’engourdissent, c’est une toute autre affaire. Une affaire d’oisiveté. Pendant trop longtemps, nous avons refusé à notre corps ce qui semblait pourtant naturel. Lui n’a pas bronché, car les millénaires l’ont montré : « marche ou crève ». Nous en avons seulement oublié notre finitude.
Étrangement, on remarque une productivité en hausse, du moins en pas en baisse, un aménagement du temps de travail en fonction de notre façon propre de travailler et de vivre. Forcés aussi parfois par d’adorables marmots qui ne connaissent pas cet encombrement d’activité et auxquels il faut laisser des moments d’occupation et d’intérêt, les portes de l’école étant fermées. Sous le clavier, les livres d’écoliers…
En fait nous n’avons pas d’autre choix que de prendre notre temps. J’en connais peu, à l’exception des personnes en première ligne de cette crise mondiale (que je salue et respecte infiniment, autrement que sur mon balcon à 20 heures), qui auraient un rythme de vie aussi débordé qu’avant.
Surtout, on se surprend à observer une créativité en renouvellement. Le confinement et cette façon inédite de vivre et travailler à la fois nous forcent à trouver différentes et nouvelles pistes, dans le quotidien, chez nous, mais surtout dans la méthodologie et les thèmes abordés dans nos métiers. Ce sursaut de créativité ne peut pas faire de mal à un dynamisme cérébral en baisse au fil du temps, non loin de l’encéphalogramme plat. Des habitudes et du confort dans lesquels nous vivions qui nous empêchaient de voir plus loin.
La question qui me -nous- préoccupe le plus concerne « l’après ». Pour tout ce que je viens d’évoquer, nous allons forcément être marqués par cette période de confinement, mais nous ne le savons peut-être pas encore. L’être humain retient-il les leçons quand le coup de pied au cul, pardonnez-moi l‘expression, a laissé une aussi belle trace rouge ?
« L’après » sera-t-il une période où l’on se concentrera davantage sur des éléments essentiels que l’on considérait comme de simples détails auparavant ? Les essentiels qui sont, vous l’aurez compris, prendre du temps pour soi, pour les autres, reprendre un rythme de vie décent …et arrêter ces « apéro facetime ».
La décadence légère que j’abrite aurait tendance à être partagée. Davantage de télétravail probablement, plus de temps pour soi je l’espère sincèrement, mais pour ce qui est du ralentissement de nos activités à mon avis nécessaire au bienfait de tous (y compris à la planète), j’en doute fort.
Je ne prône donc pas l’oisiveté au quotidien : elle serait d’un ennui qui relèverait un mal-être existentiel. Mais l’oisiveté laborieuse dont on a émis l’hypothèse ici me semble être une voie à explorer…
N.A | Image à la une : le temps s’écoule lentement pour la belle Marisa Berenson dans Barry Lyndon (1976) de Stanley Kubrick