Art
Rencontre : François Halard, photographe mélancolique de lieux de vie
01 MAI . 2020
François Halard capture des lieux de vie. Photographe international, il partage sa vie entre Paris, Arles et New York et immortalise les intérieurs les plus étonnants : des appartements aux ateliers d’artistes en passant par les villas désertées, son œil se pose sur ces intérieurs singuliers pour en restituer l’essence à travers de sublimes clichés mélancoliques. Lorsqu’on l’appelle, on entend au bout du fil le déclenchement du polaroïd… Un déclic qui opère comme une Madeleine de Proust et lance cette conversation haute en couleurs avec le photographe qui ne s’arrête jamais, même confiné dans la maison d’Arles.
Propos recueillis par Johanna Colombatti
Il semblerait qu’il y ait deux éléments fondateurs dans votre jeunesse, d’abord arrière-plan familial, avec vos parents décorateurs (Yves et Michelle Halard) et puis une enfance un peu en retrait, due à une naissance prématurée… De ces circonstances qui conditionnent un rapport au monde. Si l’on peut introduire votre parcours, on peut dire que vous débutez par une longue phase d’observation de la vie et des choses qui vous entourent.
Effectivement, mes parents étaient décorateurs, mais aussi éditeurs de tissus et de mobilier et ils avaient la particularité de mélanger les époques et les styles. Mon grand-père avait fondé la maison Nobilis (éditeur de tissu et papiers peints). J’avais une très belle chambre dans laquelle je passais beaucoup de temps, et elle avait été photographiée et publiée dans le magazine l’Œil, en Mai 1979, avec laquelle Maman collaborait quelque fois.
Puis vient le moment de saisir l’image… A quel âge prenez-vous votre première photo et dans quel contexte ?
Ma chambre, c’est la première chose que je me suis mis à photographier, j’ai continué à faire des photographies autour de ma chambre, puis ma chambre est devenue la chambre des autres, puis ma maison elle est devenue celle des autres, comme si je retrouvais un peu le même attachement aux détails et une association de goûts assez sophistiqués chez d’autres.
“Comme j’avais des difficultés avec le langage parlé et écrit, j’ai développé un langage visuel.” – François Halard
Avec quel appareil avez-vous pris ces premières photos ?
C’était celui de mon père je crois, et après très jeune, adolescent, j’en ai demandé un pour mon anniversaire.
La photographie se manifeste comme une autre forme de langage, d’une puissance visuelle inouïe, et dans le cadre de photographie d’intérieurs, elle apparaît comme le moyen de donner accès à l’autre, à son identité profonde. Ce genre de photographies peut se révéler parfois plus intime qu’un portrait, qu’en pensez-vous ?
Comme j’avais des difficultés avec le langage parlé et écrit, j’ai développé un langage visuel. J’ai fait beaucoup de portraits et de mode mais je trouve que, curieusement, les détails d’intime dans les intérieurs sont en effet plus révélateurs qu’un véritable portrait. Ce qui m’intéresse avec la photographie, c’est d’arriver à mieux cerner cette intimité.
C’est tout un travail d’appropriation par l’image des artistes que j’aime ou de choses qui m’ont inspiré : ce peut-être de l’architecture, les paysages, mais je le fais à la manière d’un collectionneur qui pourrait grâce -et par- la photo, pouvoir collectionner ce qu’il aime. Je ne pourrais pas m’offrir tous les tableaux que j’ai photographiés dans ma vie, les photographier c’est une manière de constituer ma propre collection, mon propre inventaire.
“Je ne pourrais pas m’offrir tous les tableaux que j’ai photographiés dans ma vie, les photographier c’est une manière de constituer ma propre collection, mon propre inventaire.” – François Halard
Et puis il y a une chose très importante dans le fait de mettre en valeur ce qu’on capture, qui n’est pas qu’une manière égoïste de collectionner, mais qui est aussi la possibilité de le rendre aux autres. Les endroits que j’immortalise – immortaliser c’est important, car je vais garder une image pour toujours de ce moment là- je peux, grâce à la photo, les partager avec les autres.
J’ai énormément appris personnellement en regardant des livres et journaux quand j’étais jeune, je passais des journées enfermé dans la bibliothèque de mes parents et cela a été un apprentissage solitaire de l’image qui m’a toujours inspiré pour la suite.
Pour moi, l’idée de capturer un moment et le transmettre au public, c’est une continuité de l’histoire, il n‘y a pas de césure avec l’expérience que j’ai pu en faire : je me retrouve désormais dans la position de celui qui va faire regarder en partageant mes images. Et pour cela, j’essaie toujours de pousser l’interprétation et la restitution d’une situation de la manière la plus personnelle qui soit.
Retranscrire un lieu de vie par l’image, c’est aussi faire le choix d’un cadre. Ce qu’on remarque de vos photos, c’est qu’elles sont plutôt le contraire de photographies de décorations et qu’à l’inverse, elles laissent voir le hors-champ et surtout la vie qui s’en dégage, le temps qui passe. Je pense notamment à cette photographie chez Saul Leiter…
La chose qui me distingue de certains de mes confrères si je puis dire, c’est que j’ai toujours fait des photographies d’intérieurs, non pas comme des photos de décoration pour répondre à une commande, mais au contraire avec l’idée fondamentale d’une photographie intimement personnelle. C’est aussi pour cela que je ne travaille pas avec un ordinateur mais en films ou avec un polaroïd, à l’ancienne.
Ce que je n’aime pas dans la photographie digitale, c’est que les gens peuvent voir par rapport à l’écran ce que vous faites et je préfère garder cette liberté de cadre afin d’être le seul à savoir ce que j’ai mis dans la boîte, et de préserver un regard qui m’est propre.
“On ne peut bien traduire en images que si on aime véritablement le sujet et donc l’artiste qu’on est censé mettre en situation.” – François Halard
Vous avez réalisé de nombreux clichés de lieux de vie et travail d’artistes comme Louise Bourgeois, Cy Twombly, Luigi Ghirri, Giorgio Morandi… Comme une immersion au cœur de l’espace de création et des inspirations de ces artistes. L’enjeu semble être de transcrire une ambiance au plus près de l’expérience que vous faites de ces lieux en tant que témoin, visiteur, par quels biais y parvient-on ?
Ce qui est important c’est de devenir celui qui va redonner de la vie à cet endroit et l’on ne peut bien traduire (en images) que si on aime véritablement le sujet et donc l’artiste qu’on est censé mettre en situation. Je pense notamment à Cy Twombly, si j’ai acheté ma maison à Arles il y a 30 ans c’est parce qu’elle ressemblait à sa maison à Bassano dont j’avais vu les photos adolescent… Ou pour Giorgio Morandi : mes parents avaient ses catalogues d’exposition de Morandi. Il y a donc, comme ça, une espèce de réminiscence nostalgique.
Ce ne sont que des choses que j’aime personnellement, pour lesquelles j’ai parfois attendu dix, quinze ans avant de pouvoir les photographier. Avoir la possibilité d’entrer dans un atelier, s’avère parfois un véritable exercice de patience. Tous ces endroits ne viennent pas à vous d’une manière aisée mais vous tiennent à cœur. On essaie durant des années de se trouver dans la situation où on peut avoir l’opportunité d’aller chez Cy Twombly ou dans la villa Malaparte … Jusqu’au jour où cela est enfin possible.
“Pour moi, c’est un tout. Je ne fais pas de distinction entre l’art ancien et l’art contemporain” – François Halard
Et puis il y a les lieux qui sont encore habités et ceux qui sont inoccupés depuis un certain temps comme la Cupola (la maison de Monica Vitti et Michelangelo Antonioni en Sardaigne) ou la Villa Malaparte… Avez-vous une affinité particulière avec l’esthétique de la ruine ?
Justement je travaille sur l’idée de faire un livre sur la Cupola car j’ai beaucoup de photographies de ce lieu. Antonioni et Godard étant mes deux cinéastes favoris, je me retrouvais un peu comme un photographe de plateau d’un film imaginaire, dans ces endroits dont j’avais tant rêvé .
Pour la ruine, cela a commencé avec l’idée de celle du XVIIIe siècle avec les tableaux d’Hubert Robert, puis avec la volonté de retranscrire par la photographie cette idée très nostalgique de la ruine. Quand j’ai commencé, j’ai même gagné un prix pour avoir photographié le Désert de Retz. (Jardin anglo-chinois créé à la fin du XVIIIe siècle, ndlr)
Mais j’ai une sensibilité encore plus particulière pour Rome, la ruine antique, Piranèse, tout ce vocabulaire visuel qui m’inspire beaucoup. Je me retrouve dans l’œuvre de Cy Twombly parce que chez lui il y a le même rapport aux références antiques qu’il arrivait à transformer en une chose très contemporaine. Pour moi, c’est un tout. Je ne fais pas de distinction entre l’art ancien et l’art contemporain : je peux mettre une céramique antique à côté d’une céramique de Picasso, c’est exactement la même chose. C’est pour cela qu’il me paraît essentiel de regarder ce qui a été fait avant et de considérer la manière dont on peut s’inscrire dans une continuité de l’histoire de l’art. Ce que j’aime également, c’est de retrouver un écho chez des gens qui sont d’une nouvelle génération. Une histoire qui se poursuit…
S’introduire dans des lieux mythiques comme la Villa Malaparte, des décors de cinéma qui hantent encore aujourd’hui l’imaginaire des spectateurs, c’est un privilège certain. Quel rapport entretenez-vous avec le cinéma, l’image en mouvement ?
Aux Arts Décoratifs, j’ai fait des études de cinéma, je n’ai pas suivi une option photo mais une option cinéma animation, et j’ai réalisé des petits films en noir et blanc en m’appropriant un élément de Beuys, un de Warhol, tout ce cinéma d’avant garde des années 70-80 qui m’a influencé…. Mais dans le cinéma ce qui me séduisait moins, c’est le fait de ne pas pouvoir travailler seul, opportunité qu’offre plus facilement la photographie, avec une certaine dimension d’immédiateté.
Et aujourd’hui, reviendriez-vous au cinéma ?
Oui ! Par exemple, je travaille beaucoup avec un artiste, Miquel Barcelò. Depuis une dizaine d’années j’ai accumulé plusieurs milliers de photos sur son travail et j’ai aussi fait de petits films avec lui, qui ne sont pas encore montés… On attendait d’en montrer un à la fondation Carmignac… (Le contexte du Covid repousse évidemment l’échéance, ndlr)
Quelquefois on aimerait que les choses se fassent rapidement mais pour moi, le plus important c’est de faire les choses justement. Parce l’attente apporte une autre matière, une autre distance.
Je trouve que c’est bien d’attendre, là, en ce moment je fais des photos en pellicules et toutes ces photos je ne les verrai qu’une fois le confinement terminé, quand je pourrai les développer, les choisir… C’est un autre rapport au temps, c’est comme cela que j’aime travailler. Le travail prend plus de puissance avec ce léger recul.
“L’attente apporte une autre matière, une autre distance. Je trouve que c’est bien d’attendre, en ce moment. Je fais des photos en pellicules. Je ne les verrai développées qu’après le confinement. C’est un autre rapport au temps.” – François Halard
Vous avez publié de nombreux livres dont deux volumes, comme des compilations de lieux singuliers, très investis, même dans leur dépouillement, mais tous empreints d’une forme de mélancolie. On remarque que nombre de ces lieux ont un lien avec la Méditerranée, c’est un endroit qui a un sens particulier pour vous ?
Oui, avec l’Italie parce qu’en fait je n’ai connu la Méditerranée et l’Italie que très tard dans ma vie… Mais cela m’est apparu comme une évidence : c’est de cette civilisation-là que je venais, à laquelle j’appartenais. D’avoir rêvé de la chambre de Matisse à Tanger, d’une description de Goethe de la Villa Palagonia à Palerme, de cet escalier de la Villa Malaparte , tous ces mythes que je trouve essentiels, qui ont bercé l’Histoire de l’Art et qui ont donné à des milliers de générations une source d’inspiration inépuisable.
Vous n’avez jamais songé à vous installer en Italie ?
Si, mais cela ne s’est jamais passé donc j’ai choisi ce qui était de plus italien en France : Arles !
Et cette maison d’Arles dont on aperçoit un décor si “complet” aujourd’hui sur vos photos, notamment sur Instagram, comment l’avez-vous aménagée, meublée ?
Au début il y avait un lit de camp dans des enfilades de pièces en ruines, puis petit à petit, les choses se sont accumulées… Je vais aux puces dans tous les pays du monde. C’est une tradition que m’a transmis mon père, qui m’y a emmené dès l’âge de dix ans, puis j’ai fréquenté les salles de ventes. Et j’ai déménagé (souvent !) : Il y a des choses qui m’ont suivi de Paris à New York, de New York en France ensuite de France à New York puis qui sont revenues ici… J’aime bien voyager avec tout mon bazar ! (rires) Il y en a qui se promènent avec des petites valises à roulettes, moi je pourrais avoir un conteneur à roulettes pour que les objets que j’aime et qui m’inspirent me suivent.
D’une certaine manière, votre travail trouve un écho dans celui de Pierre le Tan (peintre et dessinateur français disparu récemment, ndlr) qui capturait les plus étonnantes collections de sa plume si particulière. Vous faites partie de ces personnes qui ont appris à vivre avec les objets et à les aimer, c’est la passion de toute une vie ?
Oui oui, Pierre était un ami, que j’ai photographié d’ailleurs… Je pourrais dire qu’il fait partie de ces esthètes “anachroniques”. Je l’ai quelquefois accompagné à Drouot et je me souviens qu’il y a des années, il m’avait fait acheter un dessin pour un décor de théâtre de Bérard (Christian Bérard, dont vous découvrirez bientôt la vie et le talent dans le magazine des Grands Ducs… ndlr)
La première fois que je suis allé chez Pierre, pour le photographier, j’ai découvert son univers si singulier. Il faisait partie de cette famille qui porte une attention particulière aux objets et aux choses hétéroclites.
Parce qu’on peut, lui comme moi, collectionner un objet, une céramique, un bout de tissu, les choses qui peuvent accrocher notre œil sont vraiment variées. Il se trouve que j’ai reçu une influence plus contemporaine et conceptuelle avec des artistes comme Richard Serra, Wade Guyton, donc la différence entre nous est peut-être que Pierre avait un regard plus nostalgique sur les choses.
Vous collectionnez vous-même de l’art contemporain ?
Oui bien sûr, j’ai commencé par collectionner des artistes contemporains, : Cy Twombly, Miquel Barcelo, Nan Goldin , beaucoup d’artistes de la galerie d’Yvon Lambert.
Des pièces qui se retrouvent aujourd’hui inscrites dans un contexte de collection, au milieu des colonnes antiques et des fauteuils XVIIIe, qui écrivent comme une histoire très personnelle de votre regard…
Oui et puis il y a quelque chose de très simple, c’est que cela me fait plaisir, ce rapport dans lequel on confronte des objets, des meubles, des photos, des œuvres, qui dialoguent ensemble.
Finalement, on peut dire que le sujet de vos images c’est toujours l’Homme à travers son décor, à travers ses objets… Si vous deviez vous résumer en une image, quels objets seraient rassemblés sur cette photo ?
L’image que j‘ai faite qui est dans mon dernier livre, une image sur la cheminée où l’on voit la main de Picasso par Brassaï avec un fragment de marbre. Il y a Brassaï, donc il y a l’interprétation par un photographe de l’œuvre d’un artiste, Picasso, un objet antique et ma prise de vue de cet assemblage d’œuvres comme une mise en abîme.
Propos recueillis par J.C
Mise à jour !
Retrouvez les photographies de François Halard à l’exposition Le temps des ruines, à la galerie Chenel qui donne carte blanche au photographe. On y trouvera mêlés sculptures antiques, céramiques modernes et photographies de ruines antiques et modernes. Poétique.
Galerie Chenel,
3, quai Voltaire
75007 Paris
Jusqu’au 21 novembre 2020
Profitez-en pour jeter un oeil au dernier Fashion Eye consacré à la Grèce, à travers le regard de François Halard, publié aux éditions Louis Vuitton et en vente partout en librairie. Env. 50 €