Parfums
Rencontre : Ramdane Touhami, drôle d’apothicaire
14 JUILLET . 2020
Impossible de ne pas s’extasier devant les boutiques de l’Officine Universelle Buly. À l’origine de ce concept d’apothicaire parisien à la croissance exponentielle, un couple, Ramdane Touhami et Victoire de Taillac. Leur manifeste ? La renaissance d’un âge d’or de la cosmétique française. Mais encore ? Décryptage en direct avec le plus fou des deux, sur les lieux de sa genèse, rue Bonaparte à Paris.
Par Caroline Knuckey | photos © Jérémy Garamond
“Un gitan interstellaire”, c’est ainsi qu’il se nomme. La formule lui va comme un gant. Ramdane Touhami a débarqué rue Bonaparte, où nous l’attendions, flanqué de son fixie chromé Jitensha – il en a 9 !, nous dira-t-il. On aurait dit un petit moine tibétain, avec sa veste camouflage, son bonnet en laine limée, son pantalon workwear, ses chaussettes rouges griffées The Soloist – autre nom dont on l’affublerait bien –, ses baskets noires et son collier de perles rouges. Le petit homme est pressé et sur tous les fronts à la fois. Son temps est précieux et millimétré à la seconde près. Arriver à le coincer n’est pas chose facile. Heureusement, il en faut plus pour démonter Les Grands Ducs !
Le déclic
C’est en lisant César Birotteau, l’un des romans des Scènes de la vie Parisienne dans La Comédie humaine d’Honoré de Balzac, que Ramdane Touhami a eu le déclic. Le personnage s’inspire directement d’un certain Jean-Vincent Bully (avec double consonne), distillateur, parfumeur et cosméticien de son état, installé rue Saint-Honoré à Paris en 1803, dont le vinaigre de toilette faisait fureur depuis la fin du XVIIIe siècle. “L’homme le plus riche de France, qui avait pignon sur rue, finira petit employé de mairie, après s’être fait arnaquer dans un procès sur des terrains de la Madeleine”, précise-t-il entre parenthèses.
Il a fallu ensuite réfléchir à une collection de produits. Qu’à cela ne tienne ! Celui qui a signé la renaissance de l’ancienne maison de Cire Trudon, pour laquelle il a notamment créé de nouvelles et désormais célèbres “odeurs” d’intérieur, et fut aussi l’inventeur du rituel odorant des bougies sous cloches – sous son impulsion, la maison a connu un succès international et une distribution dans 58 pays –, n’a peur de rien.
“Parfums de peau à l’eau, laits surfins parfumés pour le corps, pommades du visage, des pieds ou des mains, baumes, poudres cosmétiques, argiles, huiles, beurres et miels, mais aussi brosses à cheveux, brosse à dents, peignes et autres curiosités, de 100 références, on est passé à près de 800 !” lance-t-il.
Produit n°1 ? La pommade concrète, une crème nourrissante pour les mains et les pieds, riche en beurre de karité et cire d’abeille, “devenue un best-seller absolu, dont le tube colle à l’époque”, renchérit-il. Quant aux sublimes étiquettes du XIXe siècle qui ornent les flacons, elles proviennent de sa collection privée. Tous les motifs sont authentiques. “On vient dans nos boutiques pour retrouver les vestiges des XVIII et XIXe siècles. Buly se veut l’incarnation de ce siècle d’or de la beauté qui vit l’invention des premières formules de la cosmétique et de la parfumerie moderne.”
“Buly se veut l’incarnation de ce siècle d’or de la beauté qui vit l’invention des premières formules de la cosmétique et de la parfumerie moderne.” – Ramdane Touhami
“Je travaille sur de l’hyperréalisme !”
Lorsque Ramdane Touhami ouvre rue Bonaparte le 1er avril 2014, il le fait délibérément dans une petite rue, “pour répondre à un certain parisianisme” explique-t-il. Et ça marche.
Sols recouverts de carreaux cuits dans des fours étrusques, plafonds découverts laissant apparaître des poutres peintes de motifs fleuris, meubles dessinés par ses soins et exécutés par un compagnon radical français – “un vrai renégat” dont il taira le nom –, marbres à la mode du XIXe siècle, des brèches du Benou qu’il est allé dégoter dans les Pyrénées, “que l’on retrouve à l’Opéra Garnier, au château de Versailles et chez nous !” glisse-t-il au passage, bec de cygne avec une pierre de nacre provenant de la salle de bains de la Païva, célèbre courtisane de l’époque… rien ne l’arrête ! “Je travaille sur de l’hyperréalisme, explique-t-il, encore plus vrai que nature !”
L’idée de la calligraphie ? “Pas question d’imprimer des centaines d’étiquettes différentes ! Une seule étiquette suffira et on écrira le nom du produit à la main.” Ramdane Touhami embauche Bruno, un professeur de calligraphie, auquel reviendra la tâche de former chacune des 200 âmes à son service. “C’est un passage obligé”, insiste-t-il.
Et ces fameux secrets de beauté millénaires, d’où viennent-ils ? “Depuis 2003, avec Victoire de Taillac, ma femme, nous consultons des archives venues du monde entier et collectons tout ce que nous pouvons trouver sur le sujet.” Des secrets qu’ils ont décidé de compiler dans un livre en 2017. L’Atlas de la beauté au naturel recense 80 ingrédients, de l’abricot au thé, en passant par le copaïba “dont l’huile essentielle est tout juste miraculeuse pour les aphtes par exemple”, leur provenance et leur utilisation assorties de recettes simples à reproduire.
Exemples ? Un simple bain d’avoine pour lisser la peau, une lotion de saké pour le cuir chevelu ou une “eau brillante” de citron pour illuminer les cheveux blonds. Ils font même l’objet d’un documentaire sur Netflix en 10 épisodes.
La “déglobalisation esthétique”, l’héritage français comme ligne rouge
Pas question d’en rester là ! La boutique de Saintonge, ouverte en 2017, se décline, quant à elle, en 4 chapitres. Au comptoir de l’officine proprement dite, s’ajoute, lui faisant face, le Grand Café Tortoni remettant en scène une tradition cafetière tirée de l’oubli. Une salle des massages et traitements (deux maîtres-masseurs pour sept traitements (talons, jambes, pieds, mains, bras, tronc, nuque et visage), un comptoir des services qui élève le sur-mesure au rang du sublime (emballages – plus de 375 ! -, calligraphie, embossage et gravure)…
L’aventure de l’Officine Universelle Buly continue sa fulgurante progression. “Nous avons aujourd’hui plus de 40 boutiques dans le monde (9 en Australie, 10 au Japon, 8 à Séoul, Singapour, Vancouver, Manille, Macao…). Ce n’est jamais la même boutique. Celle de Tokyo a même obtenu le prix de la meilleure boutique du monde.” Ramdane Touhami parle de “déglobalisation esthétique” avec l’héritage français comme ligne rouge.
Sa dernière botte secrète ? Un comptoir universel, rue Debelleyme dans le Marais “où l’on vendra tout ce qu’on aime, ma femme et moi, sauf de la beauté, construit comme un vieux musée capable d’être moderne, la seule enseigne où tout est créé de A à Z en interne.” Ouverture prévue en 2021. Le voilà déjà reparti sur son fixie. Dans sa besace, des milliers de projets… Accrochez-vous !
C.K