Cuisine
Faisander, mortifier le gibier à plumes : discrète pratique incomprise
05 NOVEMBRE . 2020
Affiner un fromage, de la charcuterie, une côte de bœuf ou un canard de Challans augure de succulents festins. Pourtant, laisser vieillir le gibier et l'accompagner dans cette transformation révulse généralement les gourmets. Voyage au cœur d’étranges et discrètes pratiques, celles du faisandage et de la mortification du gibier à plume.
Le faisan est originaire des rives du Phase dans l’ancienne Colchide (l’actuelle Géorgie) d’où il tire son nom. Il le donnera à une pratique souvent mal comprise, celle du faisandage. Aucun traité de gastronomie n’ose l’ignorer, le fumet du faisan gagne à se développer et pour ce faire, une seule méthode : patienter.
Alors qu’est-ce qui différencie la simple maturation du faisandage ? La maturation modifie -après préparation de la viande- progressivement les propriétés et les structures des muscles afin d’atteindre l’optimisation de la tendreté. Faisander, ou mortifier, consiste à conserver quelque temps le gibier tel quel, pour lui faire subir un commencement d’altération qui lui donne ce fameux fumet spécial.
Le Moyen Âge nous donne à tort l’image de consommations de viandes avariées. Pourtant elles étaient systématiquement abattues au marché et consommées le jour-même, très fraîches donc.
Une pratique dont nous sommes bien loin aujourd’hui puisqu’une vache patiente volontiers quelques jours ou quelques semaines la tête en bas dans un réfrigérateur avant d’être à point ! A la mort de l’animal, les tissus conjonctifs durcissent la viande et sont progressivement décomposés par les enzymes. Plus on patiente, plus la structure est modifiée et la viande, tendre. Au gourmet de juger entre le trop et le pas assez.
Une pratique dont nous sommes bien loin aujourd’hui puisqu’une vache patiente volontiers quelques jours ou quelques semaines la tête en bas dans un réfrigérateur avant d’être à point !
D’après une étude (réalisée par l’Université du Wyoming sur un wapiti coupé en deux et dont une partie seulement fut dépouillée, faisant perdre 20% d’humidité en plus à une moitié qu’à l’autre), la peau stabilise la température et empêche l’assèchement. Le gastronome d’autrefois n’avait pas attendu les résultats de cette étude pour suspendre sa bécasse par le bec ou son colvert par les pattes comme en attestent de nombreuses natures mortes.
Le temps suspendu
Mortification ou faisandage étaient autrefois très largement pratiqués entre novembre et décembre. On lisse les plumes le long du corps pour éviter que l’air ne pénètre les chairs, on suspend l’oiseau dans un endroit frais et sec et on patiente jusqu’à ce qu’il soit mortifié à point mais non faisandé dans l’excès, le fumet, dit-on, se développe. De récentes études prouvent que le faisandage influe davantage sur la tendreté que sur les perceptions du palais.
Le faisandage est même honni de certains au point que parfois les oiseaux servis au restaurant baignent dans une solution de permanganate de potasse afin d’en éliminer ce fumet autrefois tant recherché. On est loin des sensations fortes. Maurice de la Fuye évoquait le souvenir de son père qui tua pour Mardi gras en 1860 une douzaine de bécassines qu’il ne mangea que pour Pâques, soit 45 jours plus tard !
A l’abri des regards indigestes
Mais alors comment mortifier un oiseau ? Les ouvrages qui traitent du sujet donnent parcimonieusement les indications, Lucien Tendret ou Joseph Aché comptent parmi les plus prolixes.
La bécasse gagne à être suspendue entre 5 et 8 jours par son bec -tous deux critiquent avec véhémence ceux qui attendent religieusement que les entrailles de la mordorée tombent au sol pour la mettre à la broche.
Pour le faisan, on compte entre trois et six jours. Là encore, ceux qui cherchent à voir le ventre de l’oiseau devenir vert foncé sont vivement rabroués. Quant à notre wapiti de l’Université du Wyoming, deux semaines semblent nécessaires.
Notre goût aurait-il perdu de sa nature sauvage ?
On ne fait jamais vieillir par temps chaud, la température interne des muscles doit être stabilisée à 5°, au-dessus c’est une invariable et indésirable prolifération des bactéries qui se met en route, quant aux matières grasses, elles deviennent effroyablement rances.
D’après Lucien Tendret, la bécassine ne se faisande pas « j’aime la bécasse, mais la vérité m’oblige à reconnaître la supériorité de la bécassine dont la chair est autrement fine et fondante », elle se mange au bout du fusil ! Il précise également que la bécasse doit par contre toujours être mortifiée avant d’être mise à la broche.
Des pratiques mal comprises par une société contradictoire
Si le faisandage est mal compris, c’est que le monde de la chasse et de la consommation du gibier sont entourés de vives critiques et d’une violente propagande des anti. Pourtant, entre maturation et faisandage, même si dans le second cas les entrailles sont conservées pour contribuer à la transformation des chairs, le résultat au goût n’en est que peu modifié.
A l’heure où fermentations et vieillissement des viandes en chambre froide sont en vogue (comptez plusieurs semaines pour un canard de Challans baigné dans de la paraffine et oublié en chambre de ventilation, mets à la carte d’un certains nombres de restaurants huppés ces dernières années) on se demande quelle place pourrait avoir ces anciennes et discrètes pratiques dans notre monde devenu excessivement hygiéniste et où les denrées sont systématiquement jetées dès qu’elles approchent de la date limite de consommation.
Franchir cette limite fut un goût prisé et un art délicat au point que pas un Roi n’eût écarté un héron bien mortifié tout en appréciant pourtant la primeur des bêtes d’élevage.
La juste consommation passe par la conscience et rappelons que si aujourd’hui les viandes sont si tendres, c’est parce que les animaux d’élevage sont abattus à des âges indécents (41 jours pour les poulets, 50 jours pour les canards, 24 jours pour les pigeons).
Les manuels de cuisine d’autrefois font peu de cas de ces poussins, canetons et pigeonneaux, on leur préfère des animaux plus mûrs. La législation imposant aux éleveurs et aux revendeurs de nommer ces animaux par ce qu’ils ne sont pas, à savoir des adultes, contribue à fausser notre compréhension de ce que nous mangeons.
Si notre goût ne saurait apprécier le fumet de viandes faisandées, elle ne le pourrait pas non plus d’animaux plus âgés : il a perdu de sa nature sauvage et s’est aseptisé au point de nous faire mal comprendre ces pratiques oubliées.
M.M