Culture
Intérieurs : insolente Elsie de Wolfe
La toute première décoratrice
21 JANVIER . 2021
S’il est bien un lieu au centre de tous les intérêts, en ces temps troublés, c’est l’intérieur. L’intérieur qui révèle les goûts et les humeurs, plus encore, la personnalité de ses propriétaires… De ce constat, on a voulu tirer une série d’inspirations dans l’histoire de la décoration. Cette semaine, on explore les origines de la décoration intérieure avec Elsie de Wolfe, l’Américaine frondeuse et première femme à bousculer les codes surannés de l’aménagement intérieur à l’aube du XXe siècle. Faire entrer la lumière dans les salons de New York à Versailles, portrait de la première décoratrice en titre !
Avant-gardiste ? Oui, dans tous les domaines… Pratiquant le yoga et la chirurgie esthétique dès les années 40, valsant entre amours saphiques et mariage sur le tard (60 ans !) avec un diplomate, mondaine inlassable… Plein feux sur Elsie de Wolfe, grande dame à l’inventivité et à la frivolité sans merci !
La drôle de vie d’Elsie de Wolfe
Née à New-York en 1865 au sein d’une riche famille américano-écossaise, Elsie reçoit une éducation traditionnelle, présentations à la reine Victoria comprises. Mais l’establishment ne satisfait en rien celle qui a des rêves plus audacieux.
Dans son autobiographie After All, elle confesse un événement révélateur d’un goût précoce pour la modernité : à ses parents qui choisissent des tapisseries de William Morris pour leur maison de New-York, elle hurle « c‘est tellement laid ! C’est tellement laid ! »
La demi-mesure ne sera jamais au rendez-vous chez cette femme au tempérament de feu et à l’énergie sans fin… Ne se trouvant pas un physique satisfaisant, elle façonne son image à coups d’exercices physiques quotidiens et de chirurgie esthétique, pratique alors naissante. Et n’hésite pas, pour parfaire le tout, à adapter la teinte de ses cheveux à ses tenues vestimentaires toujours choisies avec brio, chez Worth, Mainbocher ou Paquin.
Des planches aux décors
C’est avec le théâtre que sa vie prend un vrai tournant : d’abord pratiqué en amateur, Elsie de Wolfe en fait profession au décès de son père, pour aider la famille et … échapper au mariage ! C’est ainsi qu’elle devient actrice et si son jeu ne marque pas nécessairement les esprits, on parle volontiers de ses costumes.
Car le talent chez cette femme extrêmement rusée est, non pas de s’apitoyer que les qualités qui lui manquent mais de désaxer l’attention sur ce qu’elle sait faire au mieux : créer des décors, des univers somptueux. « Je vais rendre tout ce qui m’entoure beau – ce sera ma vie. »
Dans ce contexte, elle fait la rencontre d’Elisabeth Marbury dite Bessie, qui devient son meilleur impresario …et l’amour d’une vie.
Après l’expérience de la scène, c’est la maison près de Gramercy Park qu’elle partage avec Bessie qui devient son terrain de jeu : « la lumière, l’air et le confort » y règnent, conformément à la vision de Wolfe d’un intérieur avant tout agréable à vivre.
On y découvre ainsi tous les choix qui feront sa signature : murs clairs, grands miroirs, chaises longues, mobilier XVIIIe siècle européen, chintz (entendez toile de coton imprimé) qui lui permet de faire entrer le jardin à l’intérieur. Une autre de ses astuces sera l’utilisation de treillage à l’intérieur pour bouleverser la délimitation dedans-dehors.
Décorateur d’intérieur, un métier réservé aux hommes ?
La première commande officielle d’Elsie de Wolfe va bousculer les choses et lancer une carrière d’ordinaire réservée aux hommes : on lui confie la décoration du Colony Club, premier club de femmes de New York, dont elle fait son œuvre manifeste.
Le succès de ce projet amène une autre commande prestigieuse, celle d’Henry Clay Frick. Le millionnaire qui veut créer en Amérique une institution sur le modèle de la Wallace Collection de Londres, la charge de décorer la partie privée de son palais de la 5e avenue à New York, destiné à accueillir la fameuse Frick Collection.
Ce dernier projet répand le nom d’Elsie auprès des plus riches familles (les Morgan, les Vanderbilt, les Conde Nast), faisant d’elle la figure de proue de la décoration que le beau monde s’arrache.
Versailles et la Villa Trianon
Au début du XXe siècle, l’Europe fait de l’œil à la fantasque Elsie de Wolfe et elle décide, accompagnée de sa fidèle Bessie, d’acheter la villa Trianon (alors en ruines) située à Versailles.
Réhabilitant l’ancienne propriété du duc de Nemours, elle s’adjoint l’aide financière d’Anne Morgan, fille du célèbre banquier, pour faire face aux travaux colossaux.
Des fêtes spectaculaires à Versailles
Dans ce jardin aux abords du Parc de Versailles, elle reçoit le Tout Paris (Coco Chanel, Marlene Dietrich, la Duchesse de Windsor…) lors de fêtes somptueuses qui marqueront les esprits de leur démesure et leur extravagance.
Elsie de Wolfe sait aussi mettre son énergie à profit pour de nobles causes. Elle collecte ainsi, durant la Seconde Guerre Mondiale, de l’argent aux Etats-Unis pour aider les blessés français et devient provisoirement infirmière. Remerciée par l’Etat français qui la décore de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre, elle mandatera Cartier pour reproduire l’insigne et la porter en clip.
Une noce invraisemblable
C’est à 60 ans qu’elle va de nouveau surprendre son entourage en épousant en 1926 un diplomate britannique en poste en France, Sir Charles Mendl. « Elle obtint ainsi la seule chose qui lui manquait : un titre » soulignait Pierre Le Tan, artiste et ami de la grande décoratrice.
Cette union platonique ne nuit en rien sa relation avec Bessie qui se poursuit jusqu’à la mort de cette dernière en 1933.
Une dernière fête et le baisser de rideau
Jusqu’en 1937, elle vécut entre la France et les Etats-Unis puis s’installe un temps à New York, au St Regis Hôtel où elle propose de décorer les chambres pour faire baisser l’addition.
Ce n’est qu’après-guerre, qu’elle retrouve sa Villa Trianon, dévastée, le temps de donner quelques ultimes fêtes et y rendre son dernier souffle.
Elle laisse derrière elle le souvenir d’une modernité extraordinaire et d’une fantaisie exquise, mais aussi quelques codes du métier encore usités de nos jours par les décorateurs comme l’habitude d’aller chiner du mobilier en Europe, et une manière d’établir des contacts sociaux lors d’évènements mondains avec de potentiels commanditaires… Tout un art !
J.C