Cuisine
Qu’est-ce que la véritable cuisine française
Sans blanquette ni bourguignon, les origines de notre gastronomie
07 JANVIER . 2021
Quand on demande aux Français les plats nationaux qu'ils préfèrent, il est assez rare d'être surpris. Boeuf bourguignon, blanquette de veau, galette, raclette... On entendra parfois parler de coq au vin mais guère davantage. D'après le Figaro, le magret de canard (inventé en 1965) est en tête et joue des coudes avec les moules-frites et le couscous. Des plats simples, savoureux mais dont on trouve des versions communes partout en Europe. Alors où sont passés les secrets de notre grande cuisine française ?
L’Italie éduquant la cuisine française, un mythe et une imposture
L’histoire de notre cuisine est assise sur un malentendu largement répandu : nos ancêtres se seraient nourris de sangliers depuis les banquets des Gaules jusqu’à l’arrivée bien opportune de Catherine de Médicis éduquant la bouche de nos élites à grands renforts d’artichauts et de macarons. La sophistication culinaire venait de passer la frontière, nous pouvions enfin devenir un peuple de fines gueules.
Le problème de cette histoire c’est qu’elle est totalement fausse. Dès le XIVe siècle, Guillaume Tirel, dit Taillevent, fait rayonner la cuisine française dans le monde (connu). Elle est raffinée et s’impose dans les cours germaniques et espagnoles. Aucun livre de cuisine édité entre le XVIe et la fin du XVIIe siècle ne mentionne la moindre recette importée de Florence. Tout au contraire, la cuisine de Taillevent domine encore en France et reste un modèle dans les grandes maisons d’Italie.
Le produit de qualité, une quête ancienne de la cuisine française
La vraie révolution intervient sous le règne de Louis XIV, alors que Colbert finance un nouvel art de vivre à la française. Le style français se démarque enfin de la cuisine d’autrefois. Les épices et l’abondance de sucre qui caractérisent cette vieille cuisine commencent à disparaître et l’homme de son temps recherche le véritable goût des aliments.
L’invention du paquet par Pierre de Lune -l’ancêtre du bouquet garni- en est la preuve. Désormais ce sont les herbes aromatiques endémiques qui viendront sublimer le goût des choses. Les épices sont jugées vulgaires et seules quelques-unes d’entre elles comme la muscade ou les clous de girofle tentent péniblement de survivre.
Fricassées, potages et agrumes : la nouvelle cuisine française
Des inventions gastronomiques voient alors le jour tels que la fricassée, un mets galant jugé comme l’un des plus fins. Le service à la française s’assure d’une parfaite symétrie et d’une synchronisation des mets. Tout est apporté sur la table en même temps et on pioche ici et là.
Les pièces doivent être monumentales et largement décorées. Les potages, que l’on pourrait associer aux entrées d’aujourd’hui, rivalisent de gourmandise et d’inventivité. Le moindre pigeonneau est servi dans une sauce où sont exprimés tous ses sucs, il est déjà question de filtrer celles-ci dans une étamine pour obtenir un résultat lisse et brillant.
On y ajoute des crêtes de coq farcies, des truffes taillées en olives, des fonds d’artichauts et des champignons tournés et farcis, de petites croquettes appelées bouillans mais aussi des ris de veau émincés.
Au XVIIIe siècle, faire pousser des fraises de Noël à Versailles prouve la supériorité de l’homme sur la nature
L’ensemble est finalement assaisonné de quelques gouttes de jus de citron. Désormais le verjus et le vinaigre sont délaissés pour les agrumes. La cuisine française est résolument moderne mais toujours en phase avec son goût d’autrefois pour l’acide.
Tout au long de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, ces grands plats vont s’imposer partout en Europe et qui ne possède pas son propre écuyer de bouche Français ne peut oser parler cuisine.
Les légumes occupent une place fondamentale et s’ils ne sont que rarement servis dans les mêmes corbeilles d’argent que les viandes, ils servent déjà d’agrément. On joue sur les couleurs et la fraîcheur. Les petits pois sont une obsession à la Cour, comme le sont les asperges que l’on fait pousser partout autour de Paris.
Contrairement à la doxa contemporaine on recherche aussi ce qui n’est pas de saison car faire pousser des fraises de Noël à Versailles prouve la supériorité de l’homme sur la nature. Botanistes, maîtres d’hôtels et cuisiniers sont les fers de lance de ce qui vient de naître et de s’imposer avec les conquêtes du Roi Soleil : le style Français.
Au XVIIIe siècle, le temps des grandes sauces
A la fin du XVIIIe siècle, Antonin Carême ajoutera de la superbe à ce qui fait déjà autorité. Ses apports à la cuisine sont largement diffusés par les conquêtes de Bonaparte, la frontière qui existait alors entre cuisinier et pâtissier (autrefois les pâtissiers préparent les préparations salées cuites en pâtes) s’amenuise et Carême œuvre dans les deux domaines.
C’est par la sauce que la cuisine française deviendra définitivement ce qu’elle est
Ainsi se propagent les vol-au-vent et surtout les sauces. Car Carême sait déjà comment tirer tout le suc d’un aliment et c’est par la sauce que la cuisine française deviendra définitivement ce qu’elle est.
Un plat de veau n’en est pas un si la sauce dans laquelle il est servi n’est pas pareille à un miroir. Le fumet doit exprimer la quintessence de l’animal dans ce qu’il possède de plus subtil.
Ces extractions, ces réductions vont fasciner les cuisiniers et transformer un concept bien établi, celui de la cuisine pour devenir quelque chose de nouveau, bien que le mot soit emprunté au grec ancien, la gastronomie. Nous sommes au temps de Brillat-Savarin et de Grimod de la Reynière, désormais en terres de haute cuisine.
La précision, l’apanage de la cuisine française
Si dans les campagnes une autre cuisine secrète existe, faite de culture, de braconnage et de salaison, à la table des princes le moindre faisan est servi dans une chartreuse faite de turbans de légumes et tout y est d’une extrême sophistication.
Mais sophistication ne veut pas dire poudre aux yeux, le goût y est des plus fins. Pour faire cuire des écrevisses n’utilisez pas d’huile mais un beurre filtré dans lequel vous aurez longuement fait rissoler les carapaces des petites bêtes, capturant par le gras le meilleur de l’animal.
N’usez plus d’herbes par larges poignées et prises au hasard. Deux feuilles de basilic ou une pincée de cerfeuil suffisent en étant mises en infusions quelques secondes au moment du service.
Ce raffinement est jalousement envié, de Londres à Madrid on rêve d’un caneton à la bigarade, (la véritable recette du canard à l’orange où il n’est pas question d’une abondance vulgaire de sucre.) Les sucs du caneton sont subtilement mariés aux parfums acides et amers des bigarades, on est loin des oranges de Floride !
Au XIXe siècle, la bourgeoisie affamée
C’est au début du XIXe siècle qu’on mangera probablement le mieux et où les traités et ouvrages gastronomiques abondent.
Pourtant certains gourmets estimés ne sont pas toujours du meilleur goût comme Alexandre Dumas, resté célèbre pour sa table mais dont les préparations sont loin, très loin d’être à la hauteur de ce qui se fait dans le Valromey dans un même temps.
Dans les maisons bourgeoises on retire les nerfs les plus fins à la pointe d’une plume d’oiseau. Les marinades sont faites dans des vases de porcelaine et non dans du fer ou de la terre qui communique son goût aux aliments.
Ces soins accumulés sont parfois jugés fantasques par nos voisins qui se repaissent encore de gibiers trop cuits faute de pouvoir engager un cuisinier Français – alors payé à millions.
Le sacre du pot-au-feu
Le pot-au-feu est en ce temps-là au sommet de ce qu’il est : une œuvre faite en un minimum de quatre services.
Le Judru, un saucisson de veau et de porc parfumé de cerfeuil et mariné au Marc de Bourgogne est accompagné de pommes de terre et de beurre de truffe. Une poitrine de porc couverte d’une fine purée Soubise aux oignons est gratinée et accompagnée de moutarde.
Une poularde est contisée (c’est-à-dire farcie entre chair et peau de foie gras d’oie cuit au chambertin). Un filet de bœuf piqué de fines tranches de moelle et frotté à l’estragon est cuit à la ficelle et accompagné d’une bouquetière de légumes glacés au beurre, le tout servi avec une tartine de raifort.
Le pot est constitué de jarret de veau frotté de menthe et de serpolet, il capture tout au long de son élaboration l’ensemble des parfums des viandes qui le constituent. On est loin du paleron filandreux et des trois carottes bouillies.
Le triomphe de la cuisine paysanne dans la cuisine française
Avec la chute du Second Empire et les trois guerres que connaîtra la France entre 1870 et 1945, cette haute gastronomie sera plus difficile à réaliser même si Auguste Escoffier sera l’un des derniers à la codifier et à l’améliorer.
Il compose avec son temps et même si la Belle Époque est faite de fastes, on n’est déjà plus dans les cuisines d’autrefois : de nouveaux désirs vont s’exprimer, santé et minceur seront les fossoyeurs de cette grande cuisine.
C’est dans ce champ de ruines de l’ancien monde que la cuisine paysanne viendra doucement s’imposer. On parle alors de ces mets vieux comme le monde mais qui n’avaient jamais eu droit de cité. Potée, ragoût, daube, ils évoquent les souvenirs familiaux de la tendre enfance où mijote la marmite.
Quand la cuisine française oublie ses origines
Cette cuisine paysanne sera découverte par les Américains après la guerre et on finira par croire nous même à cette farce : le coq au vin ou le bœuf bourguignon seraient nos mets du quotidien partout en France. Les cuisines régionales disparaissent doucement.
De Lille à Marseille on mange de la blanquette oubliant les subtiles langoustes au safran de la cité Phocéenne. On n’étouffe plus les canetons à Rouen, faisant ainsi disparaître leur goût si caractéristique qui faisait l’équilibre du canard à l’orange.
Les pithiviers, ces savantes compositions gourmandes faites de gibier à plume et de foie gras emprisonnés dans une fine pâte feuilletée, sont remplacés par des tourtes vulgaires où la crème fraîche et les œufs jouent les ciments.
La cuisine française entre dans un long sommeil où rayonne le goût infantile fait d’un gras inintéressant, de sauces grises car trop liées ou pas assez et de viandes molles.
Les résistants du goût : penser à la cuisine française de demain
Alain Chapel et Claude Peyrot seront les derniers des mohicans de cette haute cuisine tout en y apportant quelques petites révolutions à la fin des années 70. Puis, la cuisine française renaîtra, sachant tirer profit de son temps. On emprunte aux Japonais, aux Scandinaves et à notre répertoire historique.
Si les appellations de grands plats sont parfois largement erronées, les techniques ont évolué et cette cuisine contemporaine est un savant mélange entre l’avant, l’actuel et l’après. Est-ce encore suffisant pour parler de haute gastronomie ? Non car le goût s’est affadi et mondialisé.
On considère aujourd’hui qu’associer bœuf et fromage est une chose normale et nos papilles accoutumées à l’alimentation industrielle souffrent d’une perpétuelle quête de sucre. Mais ce talent de l’invention reste Français et on pense déjà discrètement à la cuisine de demain.
M.M