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Rencontre : Alexander Rash, l’âme du Serpent à Plume
26 FéVRIER . 2021
Qui est Alexander Rash ? Fondateur du Serpent à Plume, il nous reçoit dans ce lieu de tous les possibles, à mi-chemin entre bar à cocktails aux allures de speakeasy, salle de concert alternative et café-restaurant chic… Immersion Place des Vosges pour une rencontre en eaux troubles : décidément, vous n’oublierez pas d’aller siroter un verre au bar à la réouverture.
Traditionnellement, Quetzalcoatl, la divinité précolombienne du serpent à plumes, navigue entre deux mondes : celui d’en bas, terrestre et celui, céleste, des airs. Se glissant entre les hommes comme dans le ciel, représenté par un superbe serpent à sonnettes orné de plumes de quetzal, ces oiseaux aux tons chatoyants de vert, de rouge et de bleu, il était tout à la fois roi, prêtre, divinité, sage. Présidant aux cycles du temps, régnant sur l’agriculture, assurant à ses fidèles richesse et puissance, maître de l’aube et du crépuscule, Quetzalcoatl symbolisait la vie et le renouveau.
S’il est bien un grand représentant de la pensée moniste -la philosophie affirmant l’unité indivisible de l’être, autrement dit, aucune distinction entre le monde matériel et physique et le monde psychique, spirituel- c’est donc bien lui, ce serpent sacré ondulant entre la réalité et le rêve.
Quand on pénètre dans l’intérieur feutré du Serpent à Plume (« sans s » précise notre hôte de son léger accent américain), sis sur la prestigieuse Place des Vosges, et quand on découvre son univers qu’il est bien plus difficile de définir que de ressentir, on se dit que ce nom est décidément très bien trouvé. A l’image la divinité à laquelle il emprunte son identité, ce lieu, puisqu’il est difficile de le décrire autrement, se place à mi-chemin entre café-restaurant, vitrine d’un certain style dandy-punk (comment, vous n’avez toujours pas acquis votre pyjama en soie ?) le jour et bar-concert aux allures de speakeasy, tendance underground ou au contraire bècebège le soir, c’est selon. Selon quoi ? Selon l’humeur d’Alexander, selon le public, « selon le mood », admet-il, le sourire au coin des lèvres. Le Serpent navigue en eaux troubles. C’est ce qu’on aime.
Créer un monde, vivre un rêve
Qui est Alexander Rash ? Gosse de Memphis, Tennessee, aux rêves fitzgéraldiens ? Personnage tout droit sorti d’un Wes Anderson ? Enfant d’un melting pot heureux ? Dandy irrévérencieux à la Boni de Castellane ? Un peu tout cela à la fois.
Il existe un truc. C’est un petit quelque chose qui se sent, se flaire. Ce truc, c’est celui des voyageurs, des enfants et petits-enfants d’immigrés, ou plus simplement de ceux qui se sont vus déménager trente-six fois à travers le monde en grandissant. Il se reconnaît à une force d’adaptation étonnante doublée d’une originalité ‘en-dehors’. De tout, de la norme, du monde. Alexander est né d’un père américain d’origine tchèque, businessman aguerri. Sa mère, immigrée vietnamienne, réfugiée de guerre, a eu plus de mal à trouver sa place, tiraillée entre deux patries. Est-ce ce qui explique la soif insatiable de découvertes et l’adaptation facile au monde qui l’entoure -quel que soit ce monde- d’Alexander ? Peut-être.
« J’ai principalement grandi aux États-Unis, malgré une petite étape à Singapour. Après, j’ai étudié en Californie, à Berkeley et à Minneapolis, dans le Wisconsin, qui est très marqué esthétiquement par les années 50 à 70. C’est là-bas que je pense avoir appris à observer et apprécier l’architecture et le design. » On soupçonne un brin d’ennui. Alexander met tout en œuvre pour filer vers la France, la patrie des arts et de la liberté, selon lui. « J’ai toujours été interlope. Mes amis de la Business School pensaient que j’étais trop artiste et mes amis punk me trouvaient trop homme d’affaires ! Je ne me considère pas comme étant académique, mais juste ce qu’il faut en même temps – assez en tout cas pour être accepté dans une université en France. »
Le voici désormais étudiant à Scienes Po, Aix, proche des milieux artistes marseillais. Le kid est fasciné par Marseille, son aura, sa dualité « J’avais lu dans un journal que Marseille était la capitale européenne de la culture, se souvient-il. J’ai fait une fixette. Et puis, j’étais un grand fan de Starck et il avait fait l’hôtel Mama Shelter là-bas. » Ne cherchez pas, Alexander est comme ça : tout est dans le détail, et un détail suffit à tout faire basculer.
A Marseille, le hasard lui ouvre de drôles de voies : il se rapproche des milieux du skate et du graffiti, qui deviendront plus tard les éditions Croatan, auxquelles il collabore. Leur mantra ? L’aventure sous toutes ses formes. « On a fondé un groupe de voyageurs. On voyageait dans les trains de marchandise, moitié scout moitié pirates. On se cachait dans le train, tout était laissé au hasard, on voyait où cela pouvait nous mener ! » Donc, tu voyageais au hasard et illégalement, lui demande-t-on d’un ton trop bourgeois. « Tout à fait. Mais moi, je fais toujours trop clean, trop poète et je ne suis pas assez bon graffeur. Alors je développais des trucs : je voyageais avec une clé spéciale, comme infiltré. Je me déguisais en contrôleur. » Toujours ce charmant sourire en coin qui vous ferait lui donner le bon dieu sans confession.
Le Serpent à Plume, lieu de tous les possibles
Et puis un jour, nous y voilà : Paris. Pourquoi ? Allez savoir. Un hasard, une rencontre, un détail ? Alexander travaille à droite et à gauche, squatte les ateliers d’artistes. Pour arrondir les fins de mois, il postule lors de la Fashion Week dans un showroom. Il découvre le premier étage de l’hôtel particulier de Maître Jean-Claude Binoche, (ex)commissaire-priseur parisien.
Le garçon qui aimait les hasards et l’homme qui avait tout eu, tout vu, se lient d’amitié. « On a tout de suite collaboré. Dans sa maison de ventes aux enchères à Drouot, pour des catalogues… Mon côté anglophone a aidé ! C’est une heureuse histoire d’ascenseur social » se souvient Alexander. C’est aussi la rencontre entre l’amateur d’art averti et l’autodidacte du goût. Il est peut-être là, le secret de l’allure folle du Serpent à Plume.
« C’est l’espace qui m’a trouvé et non l’inverse, sourit Alexander. Il y avait cette cave dans laquelle descendait l’ascenseur, un peu oubliée. Je ne cessais de penser qu’il fallait en faire quelque chose. En attendant, je travaillais au Ristretto (le petit restaurant italien du rez-de-chaussée ndlr). » Quelques années plus tard, la galerie d’art voisine vide les lieux : les locaux sont disponibles. Alexander convainc son mentor de lui laisser faire quelque chose de tous ces hasards. « Je l’ai persuadé d’investir dans mon goût, de me laisser apporter un certaine dose de magie et d’aventure Place des Vosges » sourit-il.
Le Serpent à Plume est né. Sans « s », donc. « Il y a deux raisons à cela : d’abord, je suis Américain, donc je fais des fautes. Ensuite, je trouvais cela plus esthétique, plus percutant. » Toujours ce souci du détail. « Le serpent à plumes était une divinité importante dans ma mythologie. Il traduit l’influence qu’a eu l’art précolombien sur moi. Et puis, évidemment, c’est le dieu de l’inframonde. Il représente bien notre style, ici… Nos différentes strates de vie. »
Alexander a monté un lieu à son image, mélangeant les univers et les envies, les gens et les expériences. « J’ai toujours aimé les jeux de rôles, entrer dans un monde parallèle, me déguiser. Et j’ai toujours aimé observer, mélanger les gens. Paris est une ville de codes. J’ai essayé de les apprendre pour me faire accepter tout en conservant mon petit grain de folie : avoir accès à différents univers, j’ai toujours eu cette appétence. » Le Serpent à plume réunit ces différents milieux, casse certains codes, s’amuse à en conserver d’autres. Tout le monde est bienvenu ici, du moment que l’ambiance est bonne. « Tous milieux sociaux, tous âges, tous les curieux, tous les aventuriers, confirme Alexander, des amateurs de musique classique à ceux des soirées trans ! »
« Je n’ai jamais été restaurateur. Certes, j’adorais l’univers du film Grand Budapest Hôtel, je voulais ouvrir un hôtel moi aussi, mais pour le reste… On apprend vite le métier en étant bien entouré. » Profession : restaurateur un peu, fédérateur, beaucoup. Et cet entourage, justement ? Il y a bien sûr toute l’équipe du Serpent à Plume, mixologues créatifs à l’origine de cocktails aux noms fabuleux et évocateurs (Never keep a lady waiting, I’m missing my glass eye…), chef et serveurs. Et puis il y a les autres : bien sûr, le mentor, Jean-Claude Binoche, mais aussi les amis de l’ancienne vie, les « artistes aventuriers », comme les nomme Alexander, qui ont tous leur ardoise au bar. Les alliés, comme Téa Plume, l’illustratrice qui dessine et met en forme tous les projets de la maison, « traités comme n’importe quel projet artistique. » Enfin le décorateur Vincent Darré avec qui Alexander conçoit les lieux.
Et sans ces lieux, que serait Le Serpent à Plume ? Au sous-sol, tantôt paré de velours vert sombre, tantôt voûté de pierre, le grand canapé de Sede en cuir blanc se déploie comme un serpent se prélasse sous les rochers. « C’est la pièce maîtresse, selon moi, du Serpent. La première que j’ai acquise aux ventes aux enchères, aussi, avant même de savoir ce que j’allais ouvrir ! Son côté organique correspond en tous points à ce projet, d’ailleurs… On dirait qu’elle nous dit ‘go with the flow’. » En face, le bar en laiton et marbre répond au mouvement de l’assise. Plus haut, l’ancienne fontaine devenue pataugeoire de luxe pour les plus spontanés. Çà et là, des sculptures précolombiennes ponctuent les niches de l’espace.
Le soir, vous y trouverez une faune interlope, hétéroclite, tournée vers un même objectif : le plaisir. Vous y aurez forcément votre place. C’est ainsi qu’on voit les choses, au Serpent à Plume. Et si vous restez un peu après la fermeture, vous croiserez sans doute ce garçon léger et grave à la fois, brebis égarée des Années Folles, serpentant comme sa divinité préférée entre le monde d’en bas et celui d’en haut.
E.C
En attendant de retrouver Le Serpent à Plume, sirotez ses cocktails
… Et découvrez la série des Tapineuses, créé avec l’illustratrice Téa Plume. « J’ai décidé de transmettre le goût d’ici » nous confie Alexander. A vous de décider quel escort choisir ! Au choix, trois bouteilles numérotées et signées.
Kendal Jones (Rhum Ron Colon, Sherry Dry, Citron Vert, Simple Sirup, Golden latte, Clarifier), Daphné Rose (Calvados, Cynar, Campari) et Sasha Piper (Vodka, Volcano Cold Brew, Kahlua Coffee Liquor). Sur la bouteille, chaque tapineuse a son identité : une femme, un transgenre et un garçon.
Bouteille à 40€. Pour 10€ de plus, Alexander vous livre lui-même (« je fais le pimp, j’escorte les tapineuses vers leurs commanditaires avec le joli paquet et les glaçons! »)
Pour en savoir plus, rendez-vous sur l’instagram @serpentaplume_
Le Serpent à Plume
24 Place des Vosges,
Paris 3