Architecture
Les aventuriers du goût : la villa Kérylos
Vrai-faux palais grec
12 MARS . 2021
Raconter des projets fous, un peu de hardiesse et de panache comme on en voit trop peu : voilà l’objectif de cette série d’articles consacrée au goût et aux folies pour l’atteindre ! Cette semaine, on vous parle de la villa Kérylos, au panthéon des références citées par les décorateurs d’aujourd’hui… Inspiration ultime et joyau de la Riviera aux allures de palais hellénistique où le moindre détail a son importance, on vous conte le projet fou d’un intellectuel fortuné, Théodore Reinach, au début du siècle dernier…
La Villa Kérylos, on l’a souvent évoquée, jamais détaillée. Derrière ce projet fou se trouve un homme passionné, à l’érudition extrême. Humaniste aux multiples talents (il est avocat, archéologue, musicologue, philologue), Théodore Reinach est issu d’une famille de banquiers et d’une fratrie d’intellectuels surnommés les « Frères Je Sais Tout » initiales des prénoms Joseph, Salomon et Théodore. Très tôt, il se prend de passion pour la Grèce Antique et décide, à la fin de sa carrière, de faire appel aux talents de l’architecte Emmanuel Pontremoli pour réaliser son rêve le plus fou : construire une villa sur les modèles grecs anciens, sur la Côte d’Azur.
Kérylos, une folie moderne au plus proche de l’antique
Théodore Reinach s’offre les services d’un architecte non moins passionné : Emmanuel Pontremoli, lui-même proche des milieux archéologiques, qui sera en charge du chantier (1902-1908). L’originalité de la villa ? L’exigence précise de son commanditaire passionné : aucun des aspects de la civilisation grecque antique ne lui échappe.
Architecte et érudit rendent ainsi avec exactitude le mode de vie à la grecque, ne lésinant sur aucun moyen pour que le projet soit conforme à l’idéal de Reinach : les moyens déployés pour la construction de ce palais sont colossaux, à son achèvement la maison aura couté 7 millions de francs-or.
La Villa Kérylos, palais grec, habitation moderne
Pour autant, il ne faudrait pas oublier l’affectation du palais : être un lieu habité, vivant. Avec tout le confort moderne que cela implique ! Alors, où se cache-t-elle, cette modernité de début du siècle ? Au milieu du climat et de l’environnement rappelant la Grèce, au cœur du plan de la villa, qui fait directement référence aux maisons de Delos (appellation des pièces –Andron, Triklinos, Oikos– et péristyle à douze colonnes compris).
Elle est bien là, cette modernité, quoique presque invisible, parfaitement dissimulée : la lumière électrique, les miroirs ou les bidets, les arrivées d’air chaud distribué via des grilles cachées dans les mosaïques, jusqu’à l’étonnant piano conçu par Pleyel, dont la mécanique est cachée dans un coffre en citronnier ! Dans L’Ampélos, la salle de bain de Madame, avec une douche à ciel ouvert permettant de profiter de l’eau de pluie. Un astucieux système de robinetterie permet trois jets : en pluie (kataxysma), en eau courante (krounos) et en cercle (périkyklas). Une modernité incroyable dans cette douche qui est pourtant la reproduction exacte d’un modèle antique.
Un décor somptueux dans le moindre détail
Au rez-de-chaussée, les pièces de réception : la salle à manger, les thermes et bibliothèque, la pièce centrale dont Théodore dira « C’est ici qu’en compagnie des orateurs, des savants et des poètes des Grecs, je me ménage une retraite paisible dans l’immortelle beauté ». Le premier étage est réservé aux appartements des époux Reinach, tandis que le second accueille les invités et les domestiques qui œuvrent également au sous-sol, dans les cuisines, réserves, offices.
Les matériaux les plus nobles sont employés pour les intérieurs de Kérylos : marbres de Carrare, Fleur de Pêcher ou de Sienne, stucs, fresques et mosaïques pour la quasi-totalité du sol des 1900 mètres carrés de la Villa.
Fait essentiel, le décor entièrement pensé, ne prend cependant jamais le pas sur l’architecture : tout est une affaire de mesure et d’harmonie. L’iconographie puise ses sources dans les décors des vases grecs et les fresques murales illustrent ainsi les légendes des héros antiques ou évoquent l’environnement marin (poissons, pieuvres, coquillages) comme sur les vases minoens…
La villa Kérylos, produit d’un intellectuel et d’un architecte-ensemblier
Pour la Villa Kérylos, Emmanuel Pontremoli a dessiné, de concert avec Théodore Reinach, l’ensemble du mobilier des lieux, qu’il a fait exécuter par l’atelier Bettenfeld, l’un des meilleurs ébénistes du faubourg Saint-Antoine à Paris.
Tout est pensé selon les préceptes grecs, et souvent calqué sur les modèles du musée archéologique de Naples : les sièges ne sont pas rembourrés mais tendus de lanières de cuir, la literie est fidèle à l’originale (lits d’étude, lits pour le repas couché), on utilise des coffres, de grandes tables, le tout fabriqué dans les plus belles essences : palissandre, olivier, citronnier de Ceylan, noyer d’Amérique… La vaisselle et l’argenterie reprennent les formes et décors antiques, en trichant sur quelques détails apportés par la modernité : pour plus de résistance, on opte pour du grès et du verre de Venise.
Le rêve se poursuit en extérieur avec un jardin pensé à la manière de ceux que l’on pouvait trouver dans l’Antiquité et les essences méditerranéennes se disputent la part belle : oliviers, pins, cyprès, vignes et grenadiers sont complétés par des lauriers rose, myrtes, iris…De quoi enivrer le visiteur méditant face à la Grande Bleue….
J.C
On lit : Adrien Goetz, Villa Kérylos, (Grasset, 2017)
On y va (dès la réouverture des musées !) :
Villa Kérylos,
Impasse Gustave Eiffel,
06310 Beaulieu-sur-Mer