Eros
Jan Saudek, pour un érotisme joyeux et décomplexé
18 MAI . 2021
C’est à un joyeux cirque auquel nous convie l’œuvre de Jan Saudek, grand photographe tchèque. Il ne faut pas chercher dans ses créations une sensualité conventionnelle et des corps lisses mais plutôt se laisser aller à déraisonner au contact d’un érotisme joyeux et décomplexé. Sans inconscience, bien au contraire, mais dans une célébration de la vie et de sa volupté toute spontanée, libre, flamboyante. Plongée dans l’œuvre érotique de Jan Saudek.
Jan Saudek, grandir sous la dictature
Jan Saudek est né en 1935 à Prague, au cœur de la Bohême. Dès 1939 les nazis envahissent la Tchécoslovaquie et son père sera déporté au camp de concentration de Theresienstadt. Quant à Jan Saudek il sera détenu avec son frère jumeau Karel Saudek en camp d’extermination. Ils survivront, de peu, pour vivre ensuite sous le régime communiste.
Saudek travaille pendant une trentaine d’années pour un imprimeur tout en pratiquant la photographie, avant d’avoir la liberté (donnée par les autorités communistes tchèques après des années de censure) de se consacrer uniquement à sa carrière d’artiste à partir de 1983, à l’âge de 48 ans.
Un photographe internationalement reconnu
Sa première palette est le noir et le blanc, mais c’est lorsqu’il peindra à la main ses photographies, inscrivant ainsi dans les mémoires son vocabulaire esthétique et son univers si personnel, que ses œuvres les plus célébres émergeront.
Photographe internationalement reconnu, il fut exposé à l’Art Institute of Chicago (1976), au Centre Georges Pompidou (1984), entre-temps décoré de l’ordre de Chevalier des Arts et des Lettres, il exposera à aussi à la Biennale de Venise (2003) ou encore au Palais de Tokyo (2008).
Et quoi de mieux quand on a soif d’exister que de célébrer l’érotisme ?
Nul n’est prédestiné à être artiste, mais certains ont le feu sacré et font fi des obstacles les plus dramatiques. A croire même que c’est parfois le plus furieux des moteurs à la créativité et au désir de s’exprimer face à la férocité de la vie. Et quoi de mieux quand on a soif d’exister que de célébrer l’érotisme ? Lui qui « implique une revendication de l’instant contre le temps, de l’individu contre la collectivité » comme le disait si bien Simone de Beauvoir…
Jan Saudek, un photographe érotique à part
Photographe érotique ? Certes, c’est une part de l’œuvre. Une étiquette qui lui colle à la peau. Mais un érotisme à part, un érotisme infusé de l’âme slave. Tonitruant tout autant qu’indolent, passionné mais poétique, franchement sexuel parfois mais tendre et drôle, pour autant empreint des éminentes fragilités qui font la grandeur de l’humanité.
La sensualité du corps féminin ? Non, du corps tout court. Du corps féminin excessivement vénusien, du corps féminin très masculin, poilu ou imberbe, jeune ou âgé, généreux ou vif, mais aussi tout simplement du corps masculin lui-même. Et puis il y a cette flamme qui née de la fusion, de l’amour, de la volupté et donc du jeu. Et celle qui naît du plaisir de vivre.
La vie est érotique pour ceux qui l’embrassent à pleins poumons.
On se retrouve saisis, surpris de l’étincelle que peuvent allumer en nous ces corps bien vivants. Forts. Car incarnés. On est loin des photographies pornographiques ou de l’érotisme par lequel on déréalise notre expérience de l’excitation visuelle. Ces femmes et ces hommes, l’un dans l’autre, aux frontières d’une norme genrée ou d’une autre, nous poussent dans nos retranchements sans violence, sans provocation. Avec une douce touche d’exubérance. Et surtout un regard plein de clairvoyance face à la vie et aux corps qu’elle traverse.
Le temps qui passe, le corps réaliste, une certaine forme d’érotisme
Comme dans 5 ans de la vie de Veronica (1975 – 1980) et un certain nombre des œuvres de Jan Saudek qui reprennent le même modèle à quelques années d’intervalle. Le temps passe pour chacun d’entre nous, et ne peut conserver un corps d’une éternelle constitution. Les lignes changent, la gravité aussi. Celle des chairs, mais aussi celle de l’esprit.
De manière plus pragmatique, les œuvres de Saudek quand elles sont érotiques le sont d’une façon qui la plupart du temps interroge notre vision du corps, du sexe, de ce que nous nous autorisons à voir de notre réalité, toute simple, finalement sans trop de filtres. C’est un érotisme de proximité, réaliste, dérangeant car nous nous cachons trop souvent la réalité à nous-mêmes avant même que cela le soit aux autres.
Célébrer toutes les beautés
L’œuvre de Jan Saudek aborde des thèmes profonds et abyssaux avec cette implication si rare chez les artistes d’aujourd’hui : « c’est notre rôle en tant que photographes de montrer la beauté de l’humanité », une humanité bien loin des clichés habituels dans lesquels peu d’entre nous se retrouvent. La beauté n’est pas l’apanage de la perfection et du luxe. Elle appartient à la nature dont nous sommes tous issus. La célébrer, c’est en montrer la complexité et la variété.
Elle existe dans l’amour qui existe entre un homme et une femme, dans les jeux de l’existence, la complicité et les rires qui animent nos vies. Elle se glisse dans nos imperfections, physiques comme psychiques. Elle existe même dans la douleur. Et c’est cette beauté-là que célèbre Saudek. Une beauté intrinsèque à l’essence sauvage de la vie.
Dans The Grapes of wrath, une femme aux seins généreux nourrit une femme au corps émacié, qui semble presque éteint, bleuté par les retouches de Saudek. Des ribambelles de fesses nous apparaissent décomplexées, libres de se mouvoir généreusement recouvertes de cellulite et de graisse, des os saillants et des ventres creux se présentent à nous conquérants comme dans Knife, où le couteau devient phallus. Les murs laissent apparaître des horizons aux nuages voluptueux où tout est possible, même dans une cave de Prague pour un photographe harcelé par un gouvernement obtus et faussement puritain.
On se donne la fessée, sans complexe, on rêve nu, devant sa fenêtre bien campé sur une paire de fesses, on a du poil. Sous les bras, sur le mont de Vénus, aux pattes. On a des vergetures suite à sa grossesse comme dans The Mother. Les femmes sont mères mais elles restent femmes. On s’amuse. La vie est un jeu de cartes, où on est bien plus soi nu qu’habillé. Terminé les paravents. On laisse le mot de la fin à Jan Saudek : « les gens disent que la vie est courte et amère. Et je dis qu’elle est longue et douce. C’est mon message et c’est ce que je veux montrer aux gens. »
E.G | En ouverture : Slavic girl with her father, 1998, DR