Gastronomie
Beau livre : Rauzan-Ségla et Canon
Le vin de Bordeaux comme vous ne l'avez jamais lu
29 JUIN . 2021
Un beau livre au format exceptionnel rend hommage à deux grands crus classés, installés de part et d’autre de l’estuaire de la Gironde. Cinq photographes ont travaillé pendant quatre ans sur ce projet hors normes, à l’image des châteaux Rauzan-Ségla et Canon. On en a profité pour s’entretenir avec le wine manager et directeur des lieux très Hardi, Nicolas Audebert.
La couverture, un paysage bordelais dans la brume, donne le ton. Pas de titre, ni de typographie qui viennent gêner le regard. Juste une photo, comme une origine du monde naturelle, la Gironde dans la brume par Patrick Messina, pourtant davantage connu pour ses portraits.
Rien dans ce livre ne ressemble au traditionnel ouvrage consacré au vin. On n’y trouve pas les photos convenues des propriétaires sur les marches de leur propriété dans un genre proche de Giscard d’Estaing et Anne-Aymone avant la chute, ni les gros plans sur les recettes du chef maison, ou les éternelles dégustations avec le maître de chai, fronçant les sourcils et prenant un air pénétré comme s’il venait d’inventer la poudre à canon.
Les châteaux bordelais comme vous ne les avez jamais lus
Voulu par Nicolas Audebert, le directeur général de Château Canon et de Rauzan-Ségla, l’un des rares à vinifier deux grands crus classés, ce livre, comme lui, est aux antipodes des idées reçues. Il est la vision artistique de photographes comme Jérome Bryon, Luc Manago, Patrick Messina, Thomas Dhellhemmes ou Brice Braastadt, qui pendant plusieurs années, ont parcouru les domaines en toute liberté, au fil des saisons.
Le résultat, iconoclaste, est un regard intemporel qui parcourt les deux maisons, dresse leurs points communs et souligne leur complémentarité. Leur principal lien ? Le fleuve. La Gironde. L’estuaire. Qui relie la rive gauche et la rive droite de Bordeaux, et qui permit aux anglais, les premiers amateurs de clairets, d’exporter des tonneaux vers la perfide Albion. L’estuaire immémorial qui charrie les alluvions, apporte l’eau, nourrit la terre, la berce, la baigne.
Inspiré par les courbes toponymiques de l’estuaire, Entre deux rives est l’un des plus imposants et remarquables ouvrages jamais publiés sur le vin. Plus de 300 pages imprimées en France dans une manufacture comme on n’en fait plus, avec le raffinement à la française que méritent les deux propriétés, figurant au panthéon des grands crus français et mondiaux.
Et au milieu coule une rivière
Le livre a adopté une construction en miroir : une première partie consacrée à Rauzan-Ségla, situé sur la rive gauche, la seconde, au centre, fluide, évanescente, contient la poésie de l’estuaire, et la troisième, comme symétrique à la première, raconte Château Canon. Le clin d’œil va même jusqu’à une pagination inversée à droite, puisqu’elle repart de zéro.
De quoi faire écho aux coupes géologiques de vignobles, dont les meilleures parcelles sont situées sur des plateaux, et qui descendent vers l’estuaire, en faisant mine donc, de se répondre. A la verticalité, chaude, rouge de l’un, répond la mosaïque horizontale bleue de l’autre.
Autre subtilité, les deux livres de cave, encore loin des canons du genre, se livrent aux amateurs avec élégance et discrétion. Plus qu’un livre savant, c’est un livre aimant. Aimant le beau, la vigne, le travail manuel, et célébrant les vignerons, dont les portraits en noir et blanc, à la manière de Richard Avedon, excusez du peu. Tout en subtilité, en clair-obscur, en jeux de correspondances, le livre est aussi avenant, accueillant, et abolit les distances avec les amateurs dont nous sommes. Loin d’écraser il élève, loin d’intimider il inspire. A croire que les auteurs et photographes de cet opus d’un genre inédit, ont été inspirés à coup de Grands Crus et que cela a été diablement efficace.
4 questions à Nicolas Audebert
A Bordeaux, on oppose souvent Rive droit d’un côté, Rive gauche de l’autre, pourquoi pas vous ?
Nous avons la chance d’avoir un pied sur chaque rive et d’avoir deux grandes et très belles propriétés historiques, qui ont toujours été autonomes et indépendantes. Gérées par les mêmes propriétaires (Chanel, ndlr) depuis 25 à 30 ans, elles sont pourtant un peu le miroir l’une de l’autre. Bordeaux en effet oppose souvent les rives, car il existe une saine compétition entre la rive droite et la rive gauche. Ayant un pied sur chaque rive, nous avons de notre côté tendance à créer des ponts et des liens plutôt que de les opposer. C’est ce que nous avons fait avec ce projet.
D’où est venue cette idée de livre qui souligne justement les correspondances entre les deux, par le jeu de l’estuaire ?
L’idée était de parler des deux châteaux dans un seul ouvrage avec une symétrie d’architecture des parties et des regards différents d’un côté et de l’autre sur un métier qui pourtant est à peu près le même. A Rauzan comme à Canon, notre passion pour l’excellence et les grands vins est similaire. Mais les terroirs, les hommes, la philosophie, sont très différents. En fait, les deux propriétés se répondent à travers cette idée qu’elles partagent à la fois un esprit commun, et sont malgré tout très différentes. C’est subtil, à l’image de notre travail et c’est ce que nous voulions montrer à travers ce livre.
Cet ouvrage témoigne également de notre volonté de raconter au travers de textes et de mots ce qu’on fait au quotidien, ce qu’on vit. Nous avons la prétention de dire qu’élaborer un grand vin c’est l’expression artistique de notre savoir-faire. Alors nous avons fait appel à des photographes et à de belles plumes pour transmettre une émotion, de la poésie. Et non pas dissocier mécaniquement une propriété de l’autre.
Vous nous avez parlé de l’esprit qui unit ces maisons, mais qu’est-ce qui les différencie au fond ?
A Canon notre signature s’effectue par soustraction : on extrait des dégustations ce qui n’est pas en ligne, vertical, au moment de l’assemblage. A Rauzan l’assemblage est additif, progressif. Des composantes très variables s’ajoutent, jusqu’à former une sorte de mosaïque. Petit à petit on construit une complexité. Vous pouvez le constater, ce sont des démarches presque opposées rien qu’avec l’assemblage. Il nous fallait des plumes et des regards qui le rendent, des photos qui exacerbent avec poésie et personnalité ces différences. Au travers de gestes particuliers, nous parvenons ainsi à expliquer quelque chose de spécial, d’unique, d’artistique.
Vous avez travaillé plusieurs années sur ce livre, c’est un projet remarquable, qu’est-ce que cela vous a appris sur ce que vous faites ?
Faire un livre c’est un peu comme suivre une thérapie chez un psychanalyste. Il y a un travail d’introspection énorme à réaliser. Ainsi, avec l’équipe chargée du livre, pendant des mois nous avons gratté, rassemblé de l’information, réfléchi, à la manière d’exprimer ce que nous faisons le mieux possible. Dans les textes et les visuels du livre, nous allons au-delà de ce que nous avions imaginé. C’est un cercle vertueux. L’introspection permet d’aller plus loin dans la façon de faire. Ce projet c’est un voyage initiatique sur une façon de travailler, la nôtre. Ce faisant, on a défriché aussi d’autres choses, c’est un travail qu’on n’a pas fait en claquant des doigts. Nous y avons passé plusieurs années.
Propos recueillis par T.M
D’une rive à l’autre, Editions de La Martinière, 120 €.
Pour relire notre interview (en 2017, déjà !) de Nicolas Audebert, c’est par ici.