Humeur : manger léger, une obsession ?

Joachim von Sandrart, Le mois de février, 1642. Conservé au Château de Schleissheim, Munich.

Le bon vieux temps du temps gras

Une grande part de l’identité de table à la française s’est forgée entre les règnes du bon roi Henri IV et du grand roi Louis XIV. Un siècle et demi durant, tout un vocabulaire de bouche va se déployer et consacrer en majesté l’ère des Rogers bon temps, des tondeurs de nappes, des ripailleurs et des friands. Qu’ont en commun ces personnages presque sortis de la Commedia dell’arte ? Un goût non dissimulé pour le gras. 

A l’époque, on exècre les faces de carêmes qui symbolisent famines et interdits religieux. Ce sont les oiseaux de mauvaise augure du bon temps sacrifié. La beauté s’exprime dans les salons et les tavernes où coussinets adipeux et bourrelets ronflants cachent mille plaisirs. Le gras est sensuel, autrement dit, le gras : c’est la vie. Toute la grande cuisine française va naître de cette situation. Fricassées, bisques et tourtelettes en sont à leur apogée.

Les produits allégés, minceur, non carnés comme les viandes maigres et sans lipides sont synonymes de côtes saillantes rôties au soleil des champs. 

On est sujet à sa bouche, un branle menton, on se carrèle la bedaine et on mange des deux joues. Tant d’expressions équivoques qui voyagent entre le dessus et le dessous de la table. Bien manger c’est bien vivre et bien vivre, c’est aussi s’aimer charnellement.

Obsession contemporaine, manger léger

Cette obsession contemporaine pour la maigreur n’est pas nouvelle : elle frappe cycliquement et fut tant redoutée autrefois car elle annonçait souvent de lourds épisodes de famine ou pire, celle que tous craignent, la mort noire qui frappe les riches comme les pauvres. La maigreur est l’augure d’un monde décharné fait de rapaces et de mendicité, un monde gris et famélique.

Le gras lui, fait tinter les pièces d’or qui appellent la bibine, il est fait de porcelets à la pomme croquée qui dansent à la caresse des flammes. Le gras c’est le monde des rires, des galéjades, des gasconnades et des chansons de tavernes. C’est le monde des mousquetaires, de Savinien de Cyrano de Bergerac, c’est celui des perdreaux dodus et bien rôtis à la goutte qui perle à l’encablure des moustaches, c’est celui des vallées opulentes coincées dans un décolleté de dentelle, c’est celui des fesses qui claquent comme des cymbales. Alors pourquoi notre époque s’est-elle un jour prise de fascination pour le maigre, donc la mort ? Car c’est bien elle qui guette la cigale qui ne fit pas de réserves au temps de l’été, un monde de fourmis besogneuses, trop occupées à s’échiner. 

 

Vivre pour travailler et non plus travailler pour vivre, le tout en dînant de graines dans une boîte en carton chacun dans son coin. 

 

Les tavernes effraient le pouvoir, elles sont l’antre de la protestation, le creuset des révoltes et des révolutions. Celui qui mange dans son coin essaye de survivre en culpabilisant de chaque bouchée. Celle-ci est-elle mauvaise pour l’écologie ? Celle-là pour les animaux ? Et celle-ci enfin pour mon tour de taille ? Quelle opinion auront-ils de moi ? A compter les calories on s’ennuie plus qu’à jouer aux quilles avec les bouteilles achevées.

Retrouver le sens de la bonne chère

Quand arrivent les problèmes, on l’a vu à l’ère Covid, l’homme contemporain pense à la selle et s’arme de papier toilette alors qu’il aurait dû entasser dans son salon lapins et poulets dans des cages superposées. Si le Français avait bravé l’interdit en grimpant sur les toits pour piéger étourneaux et pigeons ramiers nous aurions pu considérer que tout espoir n’était pas perdu, mais non, ce sont les abonnements aux séries télévisées et aux livraisons de malbouffe qui ont dominé. On se gave de héros virtuels issus d’un temps où on savait ripailler et boire à large soif, pendant qu’ici, on avale sa salade de quinoa.

Ne nous laissons pas dominer par un monde idiot où les bécasses à la ficelle sont proscrites, les feux de cheminées interdits et l’huile rationnée. Nous vivons plus vieux il est vrai mais sous la gouvernance des Fagons, des antibiotiques et des régimes amaigrissants. Nous sommes condamnés à une demi-vie où les plaisirs sérieux sont exclus et remplacés par des hobbies d’enfants perpétuels. Les trottinettes ont pris le pas sur les canassons :

pensez-vous véritablement que notre époque inspirera des héros aux générations futures ? Croyez-vous que nous consacrerons un tel pour n’avoir mangé que du soja ? Une autre pour avoir finalement obtenu sur sa balance le poids d’un enfant ? Certainement pas : l’avenir jugera notre époque comme celle qui annonce la mort et la désolation. 

 

Il nous faut reprendre les rênes de notre alimentation, retrouver le sens de la bonne chère. Bien manger inspire les grandes choses. Que laisserons nous aux générations prochaines de notre court passage sur terre ? Un monde laid et maigre, c’est-à-dire un monde stérile, car ne nous y trompons pas : en pensant préserver nous ne faisons que détruire.

M.M

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