Gastronomie
La légende de Chez Georges, le restaurant de la rue du Mail
05 OCTOBRE . 2022
À Paris, il y a une mauvaise habitude, assez contemporaine, à vouloir souvent changer les choses, les lieux, les rues, à vouloir faire table rase, et certains iraient même, si on les écoutait, à aller jusqu’à changer le sens du courant de cette bonne vieille et belle Seine… Et pourtant, ce qui fait l’âme et l’essence de la plus belle ville au monde, c’est justement son aptitude à résister, à rester elle-même, malgré tout. Et parmi ces choses, des cafés, des bistrots, des restaurants, des lieux chargés d’histoires, où les fantômes sont toujours les bienvenus. Et ça, Jean-Gabriel de Bueil le sait. À la barre de Chez Georges depuis 2010, il a réussi à en préserver l’essence, la beauté et la convivialité légendaire. Rendez-vous au comptoir, pour un voyage mythique dans la mémoire de cette institution parisienne…
Un faux-air d’Edouard Baer, l’oeil pétillant, Jean-Gabriel est un mélange savant et savoureux de professionnel et de bon vivant. Chaque jour, midi et soir, il reçoit non pas des clients, mais des amis, s’arrêtant à chaque personne franchissant le seuil du restaurant pour discuter un instant, prendre des nouvelles, en donner… Car s’il y a bien quelque chose qui compte ici, c’est l’amour de la gourmandise, de toutes les gourmandises, qu’elles soient dans l’assiette, dans les verres mais aussi dans les mots échangés.
Et comme souvent pour les lieux précieux dans la capitale, il ne faut pas se fier à l’apparence extérieure du lieu. Chez Georges est plus un mot de passe que l’on se transmet entre connaisseurs, entre amis, qu’un restaurant parisien tapageur. En effet, beaucoup passent devant sans prêter attention aux rideaux tirés et à la façade sobre et où les années ont fait leur oeuvre. L’intérieur contraste, avec son élégance ancienne, son grand comptoir, ses luminaires d’époque, son grand tableau et ses photographies dispersées à discrétion ça et là.
Jean-Gabriel invite à une petite table et un bon verre de vin pour commencer l’histoire par le début. Première précision : Même si l’on dit « Chez Georges, depuis 1964 », l’endroit est né bien avant cette date. En effet, c’est vers 1880 que voit le jour ce lieu, avec des colonnades de style Victorien. Quelques années plus tard, une photographie d’Eugène Atget datant de 1900 permet de constater qu’il y avait bien ici un restaurant. Sur la photo, on peut lire « Vins Restaurant » au rez-de-chaussée, tandis qu’au-dessus il est écrit sur le mur « Jupons et Peignoirs ».
« Dans ce temps-là, c’est déjà un quartier très marchand, où l’on trouve beaucoup de tissus… Il y a déjà un côté « Sentier », comme on l’appelle toujours aujourd’hui. Le restaurant est alors ce qu’on appelle un espèce de « bougnat »… » Puis le temps passe et après-guerre, le restaurant a alors pour nom « L’Adriatique », et fait dans les spécialités de poissons – de l’Adriatique – justement. C’est à ce moment-là qu’entre en scène le fameux Georges. Ce dernier et son frère sont alors propriétaires de deux restaurants sur la place des Victoires, un peu plus loin de la rue du Mail, le Louis XIV et le Roi Gourmet. Les affaires marchent plutôt bien mais le frère de Georges a une passion dangereuse : le jeu. Il en arrive à jouer son restaurant en jouant. Et il le perd. Les dettes de jeux sont tellement abyssales que Georges doit alors vendre le dernier restaurant en sa possession pour rembourser ce que doit son frère. C’est à la suite de cette déroute familiale que Georges décide d’acheter ce restaurant rue du Mail. Nous sommes alors en 1964. Il suffit de peu de temps à Georges pour faire ses preuves et récolter une étoile au Guide Michelin. Georges impose ses plats du terroir, une belle terrine de foie de volaille, ou encore le grand succès de la maison, le « pavé du Mail », sans oublier la « Sole au Pouilly ». En 1978, selon le Guide Michelin, Georges possédait encore son étoile. Puis le temps passa et le restaurant resta dans la famille de Georges Constant, repris au décès du fondateur par son gendre, Bernard, puis le fils de celui-ci, Arnaud. Jusqu’en 2010, où, suite à un drame personnel, Arnaud décide de se séparer du restaurant. Et c’est alors Jean-Gabriel qui devient propriétaire de cette enseigne historique.
Car pendant toutes ces années, Chez Georges a été fréquenté par beaucoup de monde, et beaucoup de beau monde. Dans l’entrée du restaurant, il y a comme un petit « mausolée », comme le souligne Jean-Gabriel, des figures tutélaires de la maison. Ainsi ce portrait d’André Malraux, écrivain et ministre de la culture de Charles De Gaulle, qui avait ses habitudes lorsqu’il était en fonction. Pendant dix ans, Malraux est donc venu chaque midi, ayant sa place réservée, juste à la gauche de l’entrée, derrière le rideau de velours, pour discrètement déjeuner au calme avec sa maîtresse, Louise de Villemorin… Un peu plus loin sur le mur, un grand portrait du photographe Henri Cartier-Bresson dont le studio était à quelques mètres du restaurant et qui, de ce fait, était également un habitué. Et il n’est pas rare d’y croiser encore aujourd’hui, le midi, son biographe, le grand critique d’art Jean Clair. Toujours sur ce mur du souvenir, on trouve Colette, plume parmi les grandes plumes de la littérature française, ainsi que Jean Cocteau – tous deux pris en photo par la grande Gisèle Freund – et eux aussi avaient Chez Georges leurs ronds de serviettes… Et puis il y a cette immense peinture, signée J.C. Mathon, 1961: « C’est un tableau qui a été il me semble fait sur place, à l’époque de L’Adriatique, représentant une vision du « Jeu du Mail », puisque nous sommes dans la bien nommée rue du Mail. C’était un jeu en vogue sous l’ère de Louis XIV, l’ancêtre de nombreux jeux comme le cricket, le polo ou le golf… C’était avant que l’on dise la rue du mail comme on dit « e-mail » !! » dit en riant Jean-Gabriel…
En reprenant Chez Georges, Jean-Gabriel n’en était pas à son coup d’essai, il avait avant repris Chez René, puis ensuite d’autres enseignes historiques comme Chez Fred et Chez Savy. « Tous ces lieux ont été rachetés par coup de coeur, et tous sont de vieilles maisons avec une âme, un passé, des histoires… ». Mais le contexte s’étant terriblement durci, avec l’arrivée du Covid et toutes les conséquences que l’on connaît, et Jean-Gabriel s’est séparé de tous ces lieux, pour mieux se concentrer sur une seule, Chez Georges. Il faut dire que par ailleurs, une autre aventure a vu le jour, celle d’un vignoble à Chénas, un gamay noir, le plus rare des crus du Beaujolais. Associé à un ami oenologue et un vigneron irréductible, Dominique Piron, ils produisent un vin de qualité, avec une belle étiquette contemporaine, que l’on retrouve bien sûr à la carte du restaurant. Et les belles heures de Chez Georges sont loin d’être finies. Se succèdent aujourd’hui des habitués comme Lou Doillon, Antoine de Caunes, le philosophe Charles Pépin, Vanessa Paradis ou Christian Louboutin, comme on voyait souvent Jean-Paul Belmondo et ses amis il y a quelques années, mêlés à des d’autres noms illustres de passage, à qui l’on donne l’adresse comme un mot de passe, un sésame, pour une soirée réussie, loin du cirque de Saint-Germain-des-Prés.
Ainsi il n’est pas rare que l’on y croise Steven Spielberg qui a troqué sa casquette de base-ball pour une casquette de chasseur, et ainsi se fondre dans le décor… Wes Anderson, lui n’a pas besoin de changer de costume pour être dans le ton ! Tandis que Scarlett Johansson, elle aussi, a un faible pour Chez Georges, comme elle l’a expliqué récemment dans Le Figaro: « Chez Georges, c’est le classique bistrot français… Terminer la journée ici avec un verre de vin rouge et leur terrine de volaille, c’est un must ! » Les stars de la Fashion Week parisienne le savent aussi, comme il y a quelques semaines, la bellissima Bella Hadid venant se ressourcer au comptoir en compagnie de Laurent, qui sait mettre à l’aise tout le monde… On l’aura compris, les soirées ne sont pas près de finir du côté de la petite rue du Mail, et l’âme du Paris éternel, entretenue par Jean-Gabriel, n’est pas près de s’éteindre !
Chez Georges, depuis 1964, 1, rue du Mail, 75002 Paris.
Et sur Instagram : @chezgeorgesruedumail