Gastronomie
Chez Pantagruel, l’art de la trilogie par Jason Gouzy
17 AVRIL . 2023
En plein cœur du quartier de Sentier, Jason Gouzy est l’heureux chef propriétaire de son restaurant Pantagruel depuis 2020, où il propose une cuisine d’auteur et intimiste, ode à la gastronomie bourgeoise d’antan. Son travail, héritage de son expérience des palaces parisiens, s’articule autour d’un concept : des associations de produits déclinées en trois services simultanés, le tout formant un plat, comme un triptyque constituant une oeuvre… Rencontre.
Le lieu, déjà, est une expérience à part entière. Jason voulait raconter une histoire. Passionné de gastronomie française, classique et bourgeoise, l’univers rabelaisien est apparu comme une évidence, la colonne vertébrale autour de laquelle allait s’articuler toute l’âme du restaurant. « Le plus difficile, c’est de trouver son identité » affirme-t-il, et ce sont d’ailleurs ses multiples voyages, qui lui ont permis de se fabriquer la sienne.
Rémois d’origine devenu parisien dans l’âme
Originaire de la région rémoise, Jason a rapidement voulu gagner la capitale. Grand gourmand, fasciné par le milieu de la restauration, l’envie de cuisiner l’a amené jusqu’à l’école hôtelière ; d’abord, celle de Bazeilles, puis Ferrandi à Paris. En 2012, à 22 ans, le jeune cuisinier intègre les cuisines du Bristol (8e arr). Pendant trois ans, il passe par tous les postes, de commis à l’entremet chaud, au sein de cette brigade de vingt personnes.
Les trois années suivantes, il rejoint l’équipe du restaurant Baudelaire à l’hôtel Burgundy (1er arr). La carte, très orientée sur le gibier, lui a enseigné le travail de la viande et la rigueur des sauces.
Guidé par l’envie d’être chef-propriétaire
En 2018, Jason a 28 ans et souhaite quitter l’univers des palaces. Il aspire déjà, depuis longtemps d’ailleurs, à être chef propriétaire un jour. Il passe deux ans au Galopin aux côtés de Romain Tischenko, ex top-chef tout récemment exilé en Bourgogne, où il a pu enfin déconstruire l’enseignement des adresses précédentes. « J’y ai appris à travailler, mais c’est le jour où tu te retrouves seul devant ta carte avec un menu changeant quotidiennement, que tu commences vraiment à cuisiner », affirme-t-il. L’expérience le pousse à la création, à improviser parfois, par manque imprévu de ressources, ou par envie de se laisser guider par ses propres intuitions.
Seulement voilà, il lui manque cette petite étincelle propre à la cuisine gastronomique, que le Galopin ne lui permettait pas de pratiquer. À cette période, il voyage beaucoup, en Asie, en Amérique du Nord, dans les pays nordiques, et commence à cultiver son projet de restaurant. En 2020, à 30 ans, Jason fait naître Pantagruel.
La genèse de Pantagruel
L’idée, c’était de reproduire ce qu’il avait vécu à l’étranger, en se plaçant lui-même du point de vue d’un touriste. Sa réflexion se base sur un questionnement : « Quelle expérience culinaire aurais-je envie de vivre si je visitais Paris pour la première fois ? ». Il définit son identité en s’appuyant sur sa passion pour la cuisine traditionnelle française, celle qu’il aime cuisiner mais aussi déguster chez les autres. Il fallait la relier à une dimension historique, un peu fantaisiste.
Les œuvres de Rabelais lui ont toujours parlé, et le personnage de Pantagruel semblait un très bon axe pour construire un univers. Au-début, il a pris l’option déco « fait-maison » avec les moyens du bord, sans architecte, tout à la main, en aménageant une jolie cuisine ouverte. Passionné de brocante, il a d’abord chiné lui-même du mobilier dans l’esprit de l’époque, avant de recréer avec un décorateur d’intérieur des luminaires qu’on aurait pu dater du XVIe siècle. Les toilettes, en plein milieu de la salle, sont une expérience à part entière : entre les bibelots, les vieux manuscrits, les gravures de Gustave Doré, la lumière vacillante d’une lanterne, et les archives des recettes de Maïté diffusées en fond sonore, on est plongé dans l’ambiance ! Le chef a réussi son pari : l’univers du restaurant fait voyager ses clients.
La cuisine de Jason Gouzy
Elle est bourgeoise, coquette. Raffinée et populaire à la fois. Oscillant entre réinterprétation de grands classiques et créations inédites aux influences exotiques, souvent asiatiques ou sud-américaines. Une cuisine de produits simples, élevés par ce geste du cuisinier qui les emporte ailleurs. Moderne, technique, en restant accessible, avec une grande sensibilité pour le terre-mer.
Une cuisine qui crée de l’émotion à chaque plat, sur une sauce, une cuisson, une association. « Il faut ‘madeleine de prouster’ les clients » clame-t-il fièrement, sans vraiment réaliser qu’il a formulé là l’essence de la quête d’un chef.
La trilogie d’assiettes
Le concept : une association audacieuse de produits travaillés de trois manières différentes. La première assiette, très technique, est celle du cuisinier sage et rigoureux, marquée par des cuissons et des sauces impeccables. La deuxième est plus créative, et le travail des produits, plus culotté ; on est dans le registre de la cuisine d’auteur. La troisième, minimaliste et ludique, s’inspire généralement de la street food. À elles trois, elles forment un unique plat, un tout qui ne peut prendre son sens qu’en étant associées.
Le plat n’a aucun manque, puisque tout y est exploré, sous multiples formes, en conservant cette lisibilité singulière qui rend la dégustation divertissante. Chaque élément est identifiable tant visuellement que gustativement, et facilite la compréhension de son dégustateur. Cette trilogie est devenue la marque de fabrique de Jason, sa technique de travail, qui conditionne sa manière de penser.
Quelques créations
Parmi ses plats à la carte toute l’année, le croque-homard, clin d’œil à l’enfance par le biais de la street food, en mettant à l’honneur le produit fétiche du chef. Mais celui qui définit le mieux l’âme du restaurant, c’est l’œuf pantagruélique, servi dans une céramique de forme oblongue, rappelant la star du plat, et permettant de fumer l’ensemble.
On sort tout juste de la saison des oursins, qui venaient puncher un paleron de bœuf grillé et laqué à la sauce bourguignonne. Enfin, on peut déguster en ce moment de l’agneau associé à la betterave et au bulot, ou encore de la seiche accompagnée d’asperge et de caviar.
Un avenir pantagruélique
Ambitieux et plein de vie, Jason poursuit son chemin en se laissant guider par son unique envie. Pas question d’entreprendre une course à la deuxième étoile, « être dans l’attente ne génère que de la déception ». Ce qui l’intéresse, c’est la cuisine gastronomique, et celle de Pantagruel est vouée à évoluer dans le temps. Peut-être que la suite de l’histoire s’écrira ailleurs dans la capitale, qui sait.
Pour l’instant, le chef trentenaire compte bien rester concentré sur le présent, dans une création permanente, ancrée dans son terroir parisien, et rythmée par les saisons tout au long de l’année.
V.S