Art
Rencontre avec l’artiste Bruno Rousseaud, la bagnole est sa mythologie
13 MARS . 2020
Depuis une vingtaine d’années, Bruno Rousseaud puise dans l’univers de l’automobile la matière d’un art singulier, à la fois minimaliste et rock. La bagnole est sa mythologie, son horizon et son médium. On a parlé art, anecdotes et expositions à l’occasion de la sortie de son nouveau livre aux Éditions Dilecta qui revient sur vingt années de création et de passion automobile. La parution s’accompagne d’une première exposition personnelle à la galerie Jérôme Pauchant à Paris, jusqu’au 25 avril. Rencontre.
Propos recueillis par Charles Geoffrion | Photographie à la une © Rémi Gerbeau
Je rencontre Bruno Rousseaud dans son atelier situé au dernier étage d’un immeuble moderne de la Porte d’Asnières. Dans cet intérieur, on découvre le monde de l’artiste : reliques de composants automobiles comme ces tours de pneus issus des 24 heures du Mans, mobilier de designers, dessins de concept cars, photos d’archives, objets fétiches. Bruno, figure du monde de l’art et du design parisien, attachant et passionné, fumant la cigarette au porte-cigarette, met immédiatement à l’aise.
Revenons sur ton parcours. Au début des années 1990, tu étudies aux Beaux-Arts d’Angoulême. Comment cette formation influence-t-elle ta pratique ?
En section art, aux Beaux-Arts, C’est à travers le dessin, la sculpture, l’installation et la photographie que j’approfondis la notion de volume.J’apprends à dessiner un espace négatif, c’est-à-dire la forme entre les objets. Les vides qui y apparaissent permettent de créer un détachement qui les met en valeur. Cela joue un rôle important dans mes installations et mes accrochages. La notion d’espace négatif est intrinsèque à la manière dont je conçois une scénographie. Tout au long de ma carrière, cette notion m’a servi à concevoir mes scénographies. A l’époque de mes études, j’aidais déjà les autres étudiants à installer leurs œuvres. J’arrivais à créer des tensions entre les œuvres, à créer un dialogue entre elles. Sans ces tensions, on aurait une lecture complètement différente des œuvres d’art.
“La notion d’espace négatif est intrinsèque à la manière dont je conçois une scénographie” – Bruno Rousseaud
En parallèle de ta pratique artistique, tu travailles dans le milieu de l’art et du design depuis ton arrivée à Paris à la fin les années 1990. Peux-tu évoquer avec nous quelques souvenirs et anecdotes sur le milieu de l’art parisien de l’époque ?
Ma première expérience en tant que régisseur remonte à la fin de mes études, alors que j’habitais encore Angoulême. J’étais régisseur à mi-temps au FRAC Poitou-Charentes, je montais les expos et je rencontrais les artistes. C’est donc d’abord par l’institution publique que j’aborde le monde de l’art, par la régie et la production d’expositions.
Je commençais vraiment à déprimer à Angoulême, après y avoir passé 27 ans ! J’avais besoin de changement. En 1996, je décide donc de partir vivre à Paris. Tout de suite, je rencontre les acteurs émergents du monde de l’art installés à l’époque rue Louise Weiss, dans le treizième arrondissement, comme Jennifer Flay, la galerie Air de Paris (fondée par Florence Bonnefous et Edouard Merino), Art Concept, Emmanuel Perrotin et plus tard, Almine Rech. Emmanuel Perrotin était encore rive droite, dans son espace de la rue du Renard.
Un jour, il m’envoie installer une œuvre de Ange Leccia chez un collectionneur, Didier Krzentowski. Cette rencontre est marquante puisqu’elle débouchera sur dix-sept ans de collaboration. Dès 1999, Didier collectionne mon travail et me soutient.
En 1997, je rencontre Almine Rech. C’est dans sa galerie que je fais la connaissance de Fred Fournier, mon grand ami, et celle de Bernard Ruiz Picasso avec qui je noue des liens assez étroits. Ce dernier qui avait une vision plus moderne et plus historique de l’art, découvre l’art contemporain, l’art conceptuel avec Almine Rech. Nous avons la même passion pour l’automobile et je pense qu’il était sensible au fait que j’associe l’idée de l’automobile à celle de l’art contemporain, qu’il devait concevoir comme très conceptuel. On parlait de voitures, de mécanique et aussi des artistes passionnés d’automobile comme Picabia, Dalí ou César.
Il collectionne mon travail et me prête ses voitures comme sa Porsche 993 Turbo et sa Ferrari 328 GTS pour ma performance Prototypes où les deux autos déambulaient dans Paris avec des canons de char d’assaut sur le toit. Cela a donné naissance à mon premier livre éponyme.
“Avec Bernard Ruiz Picasso, on parlait de voitures, de mécanique et aussi des artistes passionnés d’automobile comme Picabia, Dalí ou César” – Bruno Rousseaud
C’était une autre époque, le monde des galeries était complètement différent, tout était à plus petite échelle. Nous étions des couteaux suisses, nous nous adaptions à toutes les situations les plus improbables, nous occupions toutes les fonctions possibles d’une galerie que ce soit pour les montages des expositions et des foires, des transports et même des ventes. J’ai beaucoup appris sur le marché de l’art. Aujourd’hui, toutes ces galeries ont quitté le treizième pour le Marais.
En 1999, Kreo ouvre ses portes. Didier Krzentowski m’avait déjà acheté une pièce, on se connaissait. J’ai commencé à travailler avec la galerie en tant que régisseur et peu à peu je m’occupais de toutes les foires, j’imaginais toutes les scénographies pour les expositions et les foires. Cela a duré dix-sept ans ! J’ai découvert le monde du design.
J’avais une vision assez classique du design, mes références s’articulaient surtout autour des années 1950 et d’icônes tels que Charlotte Perriand, Jean Prouvé ou Pierre Jeanneret. C’est chez Kreo que j’ai découvert toute une nouvelle génération de designers contemporains. Le fait d’être régisseur dans une galerie de design me dérangeait moins que de l’être pour une galerie d’art où il est plus difficile d’exister en tant qu’artiste. C’est important car mes rencontres avec les designers ont considérablement influencé mon travail. Être méticuleux dans la production, être en contact avec des pièces très élaborées a fait évoluer ma pratique, notamment celle de l’assemblage.
“C’est à la galerie Kreo que j’ai découvert toute une nouvelle génération de designers contemporains. (…) mes rencontres avec les designers ont considérablement influencé mon travail” – Bruno Rousseaud
C’est également chez Kreo que je rencontre Aurélie Julien en 2001. Pendant neuf ans, on travaille ensemble, on se soutient mutuellement. En 2014, elle crée son agence spécialisée la gestion de carrière de designers contemporains. En plus d’être une amie fidèle, elle s’occupe de montrer mon travail, elle trouve des lieux et des collectionneurs.
En 2016 je quitte le monde des galeries après vingt ans. Je me consacre à mon travail à plein temps.
Quel rôle ce passage par le monde des galeries et des accrochages a-t-il eu sur l’aspect visuel de tes œuvres ?
Grâce à mon expérience de régisseur, j’ai vu beaucoup d’artistes et de designers qui savent faire des pièces, qui ont des idées, des concepts mais ne savent pas les montrer et les valoriser. J’apprends qu’il ne faut pas s’arrêter au concept et aller jusqu’au bout de la technique et de la présentation. Mes conversations avec les designers ont influencé la vision de mon travail.
Peu à peu je gagnais la confiance des designers, ils me laissaient de plus en plus de marge de manœuvre dans les installations. Parfois, je prenais même le contre-pied de leurs idées. Prenons l’exemple de Konstantin Grcic. Il avait créé une table en verre avec des vérins, une pièce très froide et anguleuse. Il souhaitait créer des socles en inox. L’idée de superposer des matériaux très froids entre eux n’était pas pour moi la plus judicieuse.
J’interviens en lui faisant une autre proposition : je lui ai fait des socles en bois brut assez bas qui remontaient sur les murs. Cela donnait un aspect Arte Povera qui rabaissait la ligne d’horizon. La relation entre le bois brut et le verre apportait beaucoup de douceur à l’esthétique générale de la pièce. Heureusement, il avait apprécié mon intervention !
Celui qui m’a le plus impressionné, c’est Martin Szekely. Ses pièces sont techniquement ultra-élaborées. Il y a une espèce de disparition de l’objet qui est très forte dans son travail. Nous sommes toujours en bonne relation et nous échange beaucoup techniquement et conceptuellement. Il a influencé mon travail en ce sens que j’ai compris qu’il ne fallait pas que seule l’idée soit attractive mais que la pièce le soit aussi.
Ton travail a un aspect très minimal.
Oui, le minimalisme est une source d’inspiration constante. Je me souviens être allé à l’Armory à New York pour installer mes pièces sur un stand d’Almine Rech. C’était mon premier voyage aux États-Unis, j’avais trente-trois ans. Je me suis rendu à la Dia.Beacon, j’ai encore des souvenirs du voyage en train le long de l’Hudson, et là je suis époustouflé, subjugué par tout le lieu, les œuvres, les volumes. Je pense que c’est l’endroit qui m’a le plus marqué.
En rentrant en France, j’avais besoin de créer une œuvre minimale. Je réalise alors deux rampes pour voiture avec des traces de pneus, des empreintes avec la phrase “I believe in me”. Cette œuvre a sans doute marqué un renouveau dans l’aspect visuel de mon travail.
“Je conçois l’automobile comme le prolongement de la mode et de l’art, un moyen de se singulariser, un moyen d’expression à part entière” – Bruno Rousseaud
Ton travail est essentiellement basé sur l’assemblage de matériaux issus de l’univers automobile. La place de l’objet est donc au cœur de ta pratique. Peux-tu développer ta relation à l’objet ?
J’ai fait mes premiers assemblages quand j’étais enfant. Mon père faisait de la restauration automobile en amateur et je passais mon temps à bricoler, à assembler des pièces automobiles entre elles. Naturellement, je me suis passionné très tôt pour la personnalisation, un élément de distinction, d’affirmation de soi. Ce que j’aime dans la customisation, c’est de pouvoir s’exprimer très facilement, sans forcément devoir dépenser beaucoup d’argent. A l’époque, la première chose que l’on modifiait, c’était le pare-soleil. On pouvait créer des choses soi-même pour se démarquer.
Je conçois l’automobile comme le prolongement de la mode et de l’art, un moyen de se singulariser, un moyen d’expression à part entière. Ayant grandi dans les années 1970, enfant, l’industrie automobile imposait la voiture comme un objet de désir et de fascination. Un objet mythique, vecteur de liberté. Un moyen d’affirmer sa personnalité. L’automobile était très autobiographique.
Aujourd’hui, tout cet univers est obsolète ; nous assistons à une homogénéisation de l’esthétique automobile. Les voitures doivent rester en périphérie des villes. Peut-être que mes recherches sur les composants automobiles englobent un souci de pérenniser cette culture, ce life style qui est déjà en train de disparaître.
Je continue cette collecte de pièces liées à la voiture. Une fois les objets collectés, il y a une période de stockage qui est importante. Je vis avec, au point de ne plus les voir, il faut qu’ils saturent mon champ visuel. Je les conserve sans suivre de méthode propre. Et puis d’un coup, je les redécouvre et je m’y intéresse. C’est à ce moment que le dessin intervient. Il me faut un temps avant que je ne me l’approprie pour créer une œuvre. Le dessin permet de projeter une fonction artisque sur l’objet que je compte assembler.
Surtout, je pense que l’assemblage des composants que j’extrais des voitures permet de donner une lecture accessible de mes œuvres ; ces objets appartiennent à notre quotidien et à notre imaginaire collectif, qu’on les trouve beaux ou laids.
“Je suis issu d’une famille où l’on se parlait en langage très imagé !” – Bruno Rousseaud
Quel est ton rapport aux mots, au langage en général ?
Cet intérêt pour le langage me vient sûrement de ma difficulté à m’exprimer pour parler de mon travail. J’ai une sorte de timidité et de vulnérabilité face aux mots.
D’autre part, je suis complexé par mon niveau en anglais. Et pourtant c’est la langue officielle pour être artiste aujourd’hui, il faut nécessairement le parler pour être marketeur de son propre travail, la langue pour se vendre. Dans mes œuvres, on retrouve souvent des mots anglais par volonté d’universalisme et aussi un peu par autodérision.
Aux Beaux-Arts, je faisais déjà un travail sur les dictons, les proverbes. J’avais lu le livre La Puce à l’oreille de Claude Duneton qui m’avait intéressé car je suis issu d’une famille où l’on parlait en langage imagé jusqu’à mon adolescence !
J’ai choisi de m’intéresser à des langages alternatifs comme le braille et le morse. J’en ai fait une sorte d’ornement, je donne une apparence visuelle aux mots. Le langage que j’utilise dans mes œuvres est aussi extrait de la musique que j’écoute, il reflète ma vision de l’automobile, ma manière de rouler lentement, de cruiser. Par exemple, I am just a passenger évoque l’idée du voyage et d’évasion par la route.
Quels sont les artistes qui t’inspirent ?
Aux Beaux-Arts, j’étais fasciné par l’œuvre sombre de Pierre Molinier et par l’idée qu’un peintre en bâtiment bordelais puisse se travestir, se mettre en scène et inventer son propre personnage, son Mister Hyde. Je peux aussi citer Panamarenko, Robert Smithson, Chris Burden, Lawrence Weiner et Olivier Mosset, un autre passionné de mécanique.
Quelles sont les expositions qui ont marqué l’évolution de ta pratique artistique ?
Je pense que l’exposition au Grimaldi Forum à Monaco durant l’été 2000 marque le point de départ de tout mon travail autour de l’automobile. Il s’agissait à la fois d’un travail de performance, de vidéo et de photographie. Deux Porsche 993 Turbo, une noire et une grise, déambulaient dans la principauté avec un canon de tank sur le toit.
Ma première exposition à la galerie Almine Rech a eu lieu en 2004. J’ai montré les premiers pare-brises, les phares incrustés, l’arceau clouté. Ce projet est important car il marque un renouveau de mon travail. J’étais passé à un travail plus plastique, moins lié à la performance. Je travaillais vraiment avec les objets. J’étais moins dans la narration pour aller vers l’abstraction. Dans cette exposition, j’ai essayé d’exprimer que l’histoire d’un objet est aussi importante que la fonction qu’il occupe.
Entre 2004 et 2016, j’ai participé à des expositions collectives comme en 2006 au CAPC de Bordeaux dans l’exposition sur le sommeil Dormir rêver, et autres nuits ou j’exposais aux côtés de Panamarenko et Martin Parr. Cela mêlait l’idée du sommeil et de l’accident. En 2011, j’étais aussi dans l’exposition Car Fetish, ”I drive therefore, I am” au Musée Jean Tinguely à Bâle.
En 2017, Olivier Diaz m’invitait à investir son appartement, comme dans la tradition des collectionneurs des années 1930. Cela m’avait permis de faire de nouvelles pièces. Cela a débouché en 2018 sur une exposition chez Jean-Philippe Mercier où j’ai créé une installation autour de ma propre voiture, ma Porsche 911 bleu. J’y ai montré une grande partie de mon travail comme les tours de pneus, les néons, les casques, mes premières séries de dessins avec ma propre voiture au cœur de l’installation.
La même année, j’ai été invité par la commissaire Cécile Godefroy à participer à l’exposition Dedans dehors au château de la Caze où je présentais mes colonnes de pneus avec des rivets en extérieur, aux côtés de Sheila Hicks, Benjamin Sabatier, entre autres.
La sortie de ton livre aux Éditions Dilecta est, en ce moment, accompagnée d’une exposition à la galerie Jérôme Pauchant.
Mon nouveau livre retrace mes vingt dernières années de travail, de 2000 à 2020. La présentation du livre sera accompagnée d’une exposition chez Dilecta pour laquelle j’ai créé une édition de trois rétroviseurs automobiles qui se présentent comme des petites installations composées de rétroviseurs gravés avec des chapelets, des plaques d’armée et des passes VIP de foires d’art contemporain auxquelles j’ai assisté.
En parallèle, mon exposition Helmet or no Helmet à la galerie Jérôme Pauchant sera l’occasion de montrer mes œuvres récentes, réalisées entre 2017 et 2019. Il y aura un ensemble de cinq sculptures placées au centre d’un accrochage de vingt-quatre polyptiques de quatre dessins sur papier. Ce sont des séquences. Je présenterai également des dessins de casques sur calque insérés dans des caissons lumineux.
Un mot pour la fin ?
YOUPI !
C.G
Mise à jour !
Retrouvez certaines des oeuvres de Bruno ce week-end, les 17 et 18 octobre, chez WE ARE, à l’occasion de la manifestation « We Are Young Dealers ».
We Are,
73 rue du Faubourg Saint-Honoré,
75008 Paris,
Samedi 17 octobre, de 10 heures à 22 heures
Dimanche 18 octobre, de 10 heures à 20 heures.
Petit-déjeuner, déjeuner, dîner le samedi et brunch le dimanche possible, en réservant par mail à restaurant@weare.sh