Art
Christo et Jeanne-Claude empaquetés pour l’hiver au Centre Pompidou
18 SEPTEMBRE . 2020
Le 31 mai dernier, Christo Vladimiroff Javacheff, dit Christo, disparaissait à l’âge de 89 ans, onze après la mort de Jeanne-Claude, sa partenaire de vie et d’art. Retour sur l’œuvre du couple mythique de l’histoire de l’art contemporain, et leur principe phare : la beauté dans l’éphémère, à l’occasion de leur exposition-hommage au Centre Pompidou. A courir voir avant le 19 octobre, en introduction à l’empaquetage de l’Arc de Triomphe, prévu à l’automne 2021.
C’est un duo hors du commun qui a bouleversé l’art contemporain et qui continue encore et toujours à nous fasciner tant leur langage a transformé notre rapport à l’œuvre d’art. C’est un homme et une femme à la vie mouvementée, aux travaux avant-gardistes. Le Centre Pompidou met en lumière la vie et l’œuvre de ces deux trublions du monde de l’art, avant que ne soit programmée, de manière posthume, à l’automne 2021, l’empaquetage de l’Arc de Triomphe à Paris, prévu de leur vivant.
Les jeunes années parisiennes
On connaît leurs travaux monumentaux, l’empaquetage des monuments iconiques des plus grandes capitales du monde ainsi que les paysages lointains, mais on connait moins les premières œuvres de Christo, celles qu’il réalise à son arrivée à Paris en 1958, après avoir fui la Bulgarie, son pays natal.
En se focalisant sur les années parisiennes du couple, l’exposition nous donne à voir, fait rare, ses œuvres de jeunesse, les années durant lesquelles Christo façonne son style, où son geste s’esquisse tour à tour.
Et si le projet d’empaquetage du Pont Neuf à Paris (The Pont Neuf Wrapped, Paris 1975-1985) est au cœur de l’exposition, les premières salles permettent donc de découvrir les œuvres d’atelier de l’artiste comme ses premiers empaquetages d’objets trouvés, en passant par ses recherches sur l’abstraction et sur la notion de transformation en général. On comprend alors la construction du vocabulaire technique et esthétique de l’artiste qui le conduira progressivement à s’intéresser, avec Jeanne-Claude, aux œuvres monumentales.
L’art de Christo et Jeanne-Claude est protéiforme, éclaté et divers aussi bien dans la maîtrise de mediums différents que dans les recherches menées toute leur vie autour de la métamorphose de l’objet industriel et architectural. Le dessin accompagne la vie quotidienne de l’artiste, mais aussi le collage, la peinture, la photographie et bien entendu l’architecture (plans et maquettes).
« Je n’allais pas épouser un réfugié sans le sou ! »
Dès les premiers pas dans l’exposition, on tombe nez à nez sur le portrait de Précilda de Guillebon (1959), épouse du général de Guillebon et mère de Jeanne-Claude. Puis, ce sont les portraits commandés par les femmes de la haute société parisienne au jeune peintre pour qu’il puisse assurer sa survie alimentaire à son arrivée dans la capitale, parallèlement à sa vraie pratique, celle menée autour de la transformation des objets.
A l’époque, l’artiste signait toujours ses toiles Javajeff et non Christo, qu’il réservait pour son art non-alimentaire, à l’exception de cette huile sur toile de 1958 qui représente Madame de Guillebon, de profil, au nez et aux sourcils fins, cernée par une masse épaisse de peinture autour de son visage.
La rencontre entre Christo et Jeanne-Claude a eu lieu grâce à la Comtesse de Guillebon. « Maman a amené un chien sans collier ! » lance l’impertinente la première fois qu’elle vit Christo. Et sa mère de lui répondre « ce garçon est un génie, j’ai vu ce qu’il faisait« . Devant la caméra des frères Maysles, Jeanne-Claude revient sur leur rencontre : « je n’allais pas épouser un réfugié, sans le sou qui plus est ! ». Et pourtant, c’est bien cette rencontre qui a marqué à jamais la vie de ceux qui, nés le même jour, deviendront le duo artistique le plus étonnant de leur temps.
Sous influence abstraite
Plus loin dans l’exposition, on découvre les recherches de Christo sur les effets de la matière : ce sont les Surfaces d’Empaquetage & les Cratères (1958-1962).
Christo y est influencé par l’expressionnisme abstrait américain représenté par Jackson Pollock mais aussi par le courant pictural du matiérisme (peinture abstraite utilisant nombre de matériaux non-traditionnels traités en épaisseur, comme le goudron, le sable ou encore la cire et la ferraille, ndlr) et de l’art informel, autour de figures telles que Jean Fautrier et Jean Dubuffet (il avait été impressionné par les œuvres de l’inventeur de l’Art Brut dans l’exposition Célébration du sol à la nouvelle galerie Daniel Cordier en 1959). L’artiste donne sa réponse aux tendances esthétiques de l’époque en créant ce corpus d’œuvres.
Ces « tableaux » sont avant tout des surfaces sur lesquelles l’artiste juxtapose des couches de matières et d’actions : froissage, pliage, lacérations de textiles divers, empreintes, du sable et de la poussière fixés par de la laque apportant une surbrillance à l’œuvre. Des creux, des cavités, des reliefs. On a affaire à une sorte de fouille archéologique, à des objets enfouis qui refont surface, à des sols accidentés. Notre œil est perdu tour à tour entre la deux puis la trois-dimensions. Certains cratères font d’ailleurs penser aux Aliments Blancs de Robert Malaval.
L’empaquetage, geste phare de Christo
L’empaquetage comme geste apparait dès 1958 lorsqu’il s’approprie tous les objets qui lui tombent sous la main, ceux présents dans son atelier comme des boîtes de conserve, des cylindres métalliques, des pots de peinture, des bouteilles, des caisses, des portes de placards… Il les recouvre de tissu toujours fixés par de la laque et maintenus par une ficelle, une économie de moyens qui restera à jamais inhérente à sa pratique illustrant aussi la fragilité de ce médium qui tend à la disparition, à l’éphémère.
De ces emballages et empaquetages émane l’idée d’une création nomade, itinérante, synonyme de liberté et de nouveauté perpétuelle. Mais il y a aussi un aspect plus politique de ce geste, celui qui fait référence à la fuite, à l’exile contraint et forcé, celui vécu par l’artiste lorsqu’il doit quitter sa maison, sa famille et son pays du jour au lendemain, en 1956. On peut interpréter ce geste dans le sens du départ, du déplacement, empaqueter pour transporter, pour partir, pour fuir rapidement et facilement.
La période parisienne de Christo est difficile : l’artiste vivait dans la précarité, travaillant dans des ateliers étroits, souvent sombres. C’est à ce moment qu’il réalise ses premiers Empaquetages (paquets muraux et barils de pétrole) qu’il nomme et rassemble dans son Inventaire.
De ces empaquetages se dégage un sentiment d’étonnement, de mystère, de curiosité. On voudrait toucher, aller voir ce qui se cache en-dessous. Ces objets dissimulés sous le tissu, tendus et enserré par des ficelles, donne un caractère presque érotique à l’oeuvre.
Un sentiment d’étonnement se dégage de ces empaquetages, ils suscitent le mystère, la curiosité, on a envie de les toucher, d’aller voir ce qui se cache en dessous. La dimension esthétique est très forte dans ces objets dissimulés sous le tissu, tendu et enserré par des ficelles, donne un caractère presque érotique à l’œuvre. En refusant de dévoiler le contenu des objets comme momifiés, Christo cultive le doute et une certaine beauté est intrinsèque à ces œuvres. C’est le cas du portrait de Jeanne-Claude.
Dans les années 1960, Christo découvre le polyéthylène semi-transparent, qu’il va utiliser comme matériau pour ses œuvres ainsi que pour ses actions d’empaquetage sur des modèles vivants. L’utilisation de ce matériau donne un nouvel aspect aux objets empaquetés, la transparence créant une ambivalence entre révélation et dissimulation : dans le portait que Christo réalise en 1963 de sa femme, on distingue dans les plis et le froissage du plastique, la chevelure brune, le visage puis les lèvres rouges de Jeanne-Claude.
Dans ces poussettes, ces chariots, ces panneaux, ces mannequins, ces jouets (comme ce merveilleux Petit cheval empaqueté, 1963) abandonnés, il y a une réflexion évidente sur les formes, sur la lumière et sur les ombres créées par les objets, une vison sculpturale forte y est omniprésente ; rien n’est laissé au hasard, l’artiste a mené une recherche sur l’utilisation de chaque matériau, sur les textures, les couleurs agencées avec harmonie et avec un grand souci du détail.
Christo in Paris, le quotidien du duo d’artistes par le trou de la serrure
Le film des frères Maysles de 1990, Christo in Paris projeté dans l’exposition révèle chaque étape des dix années nécessaires pour que le Pont Neuf empaqueté puisse voir le jour. Pleine d’histoires, d’humour, de dérision et de poésie, la projection nous montre les coulisses des négociations entre les deux artistes et Jacques Chirac, à l’époque Maire de Paris, mais aussi l’impulsion donnée au projet par l’ancien Ministre de la Culture Jack Lang. C’est aussi l’occasion pour le couple de revenir sur leurs souvenirs intimes, entre rires et émotion.
https://www.youtube.com/watch?v=WaMxmAv9Au0
On se rend compte à quel point le rôle de Jeanne-Claude est essentiel dans la réalisation de l’œuvre : elle ne baisse jamais les armes, étend son réseau, convainc, persuade les politiques et les riverains, en vain pendant des années, jusqu’à, enfin, l’aboutissement du projet. On y voit les dîners mondains, les rendez-vous politiques et les débats au comptoir du bar comme chez le coiffeur. Le couple parcourt les rues et les hôtels particuliers pour imposer leur projet.
C’est dans cette phase de discussion que toutes les bases artistiques mais aussi concrètes, matérielles, logistiques, politiques, administratives se cristallisent même si le point de départ de chaque projet demeure le dessin comme acte de création, au crayon, au fusain, incluant des collages, des plans, des maquettes garantissant l’autofinancement du couple, gage inconditionnel de leur liberté artistique.
Donner à voir la beauté dans l’éphémère
Dans tous leurs projets, Christo et Jeanne-Claude n’ont eu qu’un seul objectif, celui de donner à voir la beauté dans l’éphémère, et ce gratuitement, pour le plus grand nombre. Il n’y a pas eu un seul de leurs projets qui n’a pas suscité le débat, la discussion, le rejet ou l’amour.
Leur travail interroge notre rapport à l’art. On repense à des projets spectaculaires comme Valley Curtain Rifle, une œuvre réalisée dans un gouffre entre deux pointes montagneuses du Colorado, un grand rideau de 400 mètres de largeur, 50 mètres de hauteur, qui barre le regard sur la plaine. Ce rideau est formé par 309 bandes de tissu et 135 km de coutures ! Cette installation aura nécessité 28 mois de travaux préparatoires, l’aide de 35 ouvriers spécialisés et 8 ingénieurs, pour seulement deux jours d’existence. Ce travail titanesque a donné naissance à une œuvre extraordinaire, qui se substitue au paysage par sa couleur orange et sa matière flottante dans l’air, s’intégrant comme le prolongement de la nature.
« Paris est la ville où toute la beauté du monde s’est rassemblée » – Christo
Demain : l’Arc de Triomphe Wrapped
L’Arc de Triomphe, Wrapped, est un projet spécifique pour la ville de Paris, initialement conçu en 1962. L’empaquetage du célèbre monument qui abrite la flamme du soldat inconnu restera pour 16 jours du samedi 18 septembre au dimanche 3 octobre 2021. L’Arc sera empaqueté par 25.000 mètres carrés de tissus polypropylène recyclable en silver blue, et 7.000 mètres de corde rouge.
La conception du projet intervient l’année de la rencontre de Christo et Jeanne-Claude. Christo louait une petite chambre près du monument, il avait fait plusieurs études du projet de l’Arc empaqueté comme un photomontage réalisé depuis son studio de l’avenue Foch. Après avoir créée plusieurs autres études, soixante ans plus tard, le projet se concrétise enfin. Comme tous les projets qu’ils ont réalisés, l’Arc de Triomphe, Wrapped, a été entièrement autofinancé par l’artiste lui-même grâce à la vente d’études préparatoires, essentiellement des dessins et des collages (que l’on pouvait acquérir notamment à la galerie Guy Pieters à l’occasion de la dernière édition de la BRAFA à Bruxelles pour des prix proches du million d’euros), ainsi que des maquettes, des études et des lithographies originales des années 1950 et 1960. Le projet ne percevra aucun fond public, même si le Centre des Monuments Nationaux qui administre le monument a apporté son soutien dans la concrétisation du projet.
L’empaquetage de l’Arc de Triomphe sera l’occasion de rendre hommage au couple le plus mythique de l’histoire de l’art pour celui qui a toujours affirmé que « Paris est la ville où toute la beauté du monde s’est rassemblée ».
C.G
Christo et Jeanne-Claude
Jusqu’au 19 octobre 2020
Au Centre Pompidou,
Place Georges-Pompidou, 75004 Paris
Réservation en ligne obligatoire