Culture
Objets d’Affection Galerie
L’art de vivre en fête des années 70 selon Eve Ducroq et Arnaud Dollinger
27 NOVEMBRE . 2020
Objets d’Affection Galerie officie aux Puces de Saint Ouen. Festive et chic, ODA représente un art de vivre libre avant tout, qu’elle transmet joyeusement à travers sa prédilection pour le design des années 70. Derrière ce nom chaleureux, on retrouve Eve Ducroq et Arnaud Dollinger, en couple, à la vie comme à la scène. Rencontre.
La rencontre, déjà dans un décor
Le couple était-il prédestiné ? Ce fut ce premier rendez-vous programmé par un ami commun au bar de l’Hôtel Pigalle (signé du duo d’architectes d’intérieur Festen). Une conversation animée dans les courbes confortables du fameux canapé de Sede et quelques verres plus tard, l’aventure était lancée…
Depuis, ces deux passionnés ne sont plus quittés. Plus qu’une rencontre amoureuse, c’est un vrai coup de foudre tant pour la personnalité que pour les goûts et le savoir de l’autre. Eve et Arnaud ont en commun une curiosité insatiable, un grand nombre de références et surtout l’Amour du Beau sous toutes ses formes qu’ils mettent en scène dans un espace pas comme les autres, investi « du sol au plafond » comme ils aiment le rappeler, dans l’Allée 1, Stand 53 et 55 du Marché Paul Bert, aux puces de Saint-Ouen.
L’amour des objets comme ciment
La force de ce duo original se joue sur plusieurs registres, mais commence par leur complémentarité et l’admiration qu’ils se vouent mutuellement. « Arnaud a une connaissance du meuble qui m’a totalement bluffée, il m’a transmis ce goût-là, une forme de curiosité du savoir-faire. Il m’a appris ce qui pouvait distinguer un piètement italien, d’un piètement danois… tous ces détails techniques essentiels pour comprendre un meuble. Et l’aimer davantage. »
Eve a un cursus artistique : diplômée de l’Ecole du Louvre en muséographie puis formée à l’art contemporain à la faculté, elle a toujours évolué dans l’univers des musées avec une passion affirmée pour l’art safavide et un amour certain pour la mode qui fait dire à Arnaud que son propre regard sur « les matières, leur toucher, leur composition, s’est largement étendu depuis qu’ils se fréquentent. »
Arnaud lui, vient du bois. « J’ai une formation de menuisier ébéniste, je suis un fou de mobilier. A 28ans, j’ai monté à Montpellier avec deux amis une boutique – qu’on appellerait aujourd’hui un concept store – où je présentais du mobilier scandinave, un ami vendait des fringues vintage et le troisième vendait des vinyles punk. C’était une expérience totale et assez inédite pour l’époque. »
Puis, la trentaine arrivant, il pose ses valises à Paris et entre chez Silvera (grand distributeur de mobilier contemporain, ndlr) où il passera une vingtaine d’années à développer le département d’architecture d’intérieur et décoration sur la proposition de Monsieurr Silvera lui-même.
De cette aventure, il retient « la plus belle école possible : j’ai énormément appris sur les réseaux de distribution, les fabricants, les designers, toute la chaîne de l’usine en phase de production à la livraison clients, tout un prisme d’interlocuteurs qui élargissent ta vision des choses. J’ai croisé énormément d’architectes et de décorateurs chez Silvera, et puis la rencontre avec Eve a donné une nouvelle dynamique à ma vie, une rencontre essentielle du fait qu’une passion commune nous lie autour de l’art et de la décoration, ce côté ensemblier. Avec ODA, On a réussi à créer quelque chose qui nous ressemble et une idée qu’on incarne à 200 %. »
Un lieu insolite qui respire les années 70, pensé à deux
Douze mètres carrés pensés à deux, réalisés à quatre mains : « chaque pièce qui est exposée ici vient d’un plaisir commun d’achat, d’une décision prise à deux. Tout ce qu’on essaie de montrer et de mettre en scène, on l’aime. C’est le premier critère : l’affection que l’on porte à l’objet. D’ailleurs, bien souvent les meubles passent d’abord par la maison avant de finir à Paul Bert. On les expérimente dans notre quotidien, on se les approprie, et une fois qu’on a fait le tour et qu’on est prêts à s’en séparer, ils vont faire partie d’un décor dans la galerie » nous raconte Arnaud.
L’idée première ? Ouvrir les portes d’une sorte de seconde maison, une antenne à Saint-Ouen de leur appartement familial, dans laquelle le couple pourrait créer « à un rythme régulier, toutes les 8 semaines à peu près, une pièce différente de la maison, et dont la succession prendrait l’apparence d’un carrousel. Une fois c’est un salon qu’on présente, une autre fois un bureau, puis une salle à manger, ou encore une chambre. On a d’ailleurs sous le coude une cuisine et une salle de bains. » confesse Eve de sa voix délicieusement rauque… qui nous tient en haleine.
Effectivement, en ce jour d’automne confiné, où nous nous retrouvons dans ce double espace des Puces de Saint Ouen, on observe immédiatement ce coté très incarné des lieux avec ce salon dans lequel nous prenons place : accumulation de tapis orientalisants, fauteuils bas, meuble-télévision, c’est tout une époque qui surgit à travers ces couleurs, formes et matières et l’on jugerait avoir remonté le temps … si le haut-parleur des puces n’était pas là pour nous ramener à la réalité.
« On essaie de communiquer cette affection. C’est à la fois une conversation que l’on essaie de créer avec les meubles entre eux dans un décor, mais aussi une conversation entre Arnaud et moi-même, qui transparait à travers nos choix. »
Derrière Objets d’Affection, une envie de créer des ensembles
Dans la répartition des rôles quotidiens de ce charmant duo, c’est Arnaud « qui source, fait une première sélection d’envies, inspirations, et après cette première sélection d’une centaine de pièces, on affine ensemble et on commence à imaginer à un décor, à penser à l’histoire qu‘on a envie de raconter. C’est l’enveloppe qui donne l’impulsion, on pense plus comme des décorateurs, des ensembliers que comme des marchands. »
Ce qu’ils nous donnent à voir est tout sauf un étalage d’objets à acheter, mais définitivement un univers de pièces à adopter, qui auraient toujours vécu là, les unes avec les autres et qu’on voudrait ne jamais désassembler.
C’est d’ailleurs ce que quelques clients ont parfois osé… Acquérir non pas l’objet ou le meuble mais l’ensemble des pièces composant l’exposition, décor compris. « On a trois clients qui nous ont pris tout le décor. Un Américain a tout pris lorsqu’on a fait la chambre : les meubles mais le décor aussi. Une autre fois, on avait imaginé un salon bleu à la Rizzo, Pucci, qui comprenait des tapis et des meubles. Le client a pris l’ensemble, et on est allés l’installer chez lui. »
L’histoire se poursuit alors ailleurs entre d’autres murs, comme une affaire de transmission et l’on rêve secrètement d’un livre illustré qui immortaliserait ces décors temporaires comme autant de voyages à travers le temps. Une manière de conserver ces précieux ensembles sortis de leur imaginaire et que le visiteur ne trouvera jamais ailleurs.
Le design des années 70 comme référence en matière d’art de vivre
Car ce goût des ensembles trouve son origine dans les années 70 qui s’épanouissent en reines dans les murs colorés de la galerie (une récente collaboration avec l’Atelier Mériguet-Carrère est à l’origine de ces tonalités superbes qui habillent l’espace). Il faut donc remonter à cette période pour saisir leur goût de la fête et des réjouissances en matière d’aménagement de l’espace.
« 1970, parce que ce sont les souvenirs que j’ai des fêtes que mes parents faisaient à cette époque. Une ère totalement libre. Le mobilier de cette façon de vivre vraiment à part était très festif tout en étant chic : de la moquette partout, du mobilier bas, une injonction à la volupté… » – Arnaud Dollinger
Et ce n’est pas Eve qui le contredira, elle qui chérit cette façon de vivre et d’habiter des années 70 dans des espaces où il n’y a pas de frontière entre les pièces citant volontiers les créations de Joe Colombo.
Chez elle, l’ambiance 70 est agrémentée d’une touche de culture japonaise dans laquelle elle a baigné enfant grâce à un couple d’amis de la famille, d’origine nippone, qui ne manquait jamais de lui rapporter de l’iconographie de leur voyage sur l’île du soleil levant et qui lui a donné plus tard l’envie d’apprendre la langue (elle passe le baccalauréat avec option japonais). De ce couple qui vivait à l’occidentale tout en ayant un esprit très japonais, elle retient une grande exigence, un raffinement exquis mais aussi un certain rapport à l’espace avec notamment une idée des pièces décloisonnées qui l’inspire toujours aujourd’hui.
La salle de réunion de Daft Punk
L’inspiration, Eve et Arnaud la puisent partout, tout le temps. Un documentaire, une photographie, une voiture, un film (Kubrick en tête), une musique… tout peut être l’élément déclencheur d’une nouvelle scénographie.
Il en est ainsi d’un morceau qui les suit depuis leur rencontre, du groupe Daft Punk, Giorgio by Moroder. Un univers musical auquel ils ont rendu hommage dans un décor alors nommé l’espace : « on pouvait se projeter dedans comme un espace de travail ou une salle à manger et l’inspiration était très Daft Punkienne » nous glisse Eve. Et Arnaud de renchérir « c’est le plus beau décor qu’on a jamais fait, on a fixé je ne sais combien de bouts de plexiglas de toitures de vérandas, on a couvert le sol, les murs et le plafond et on a ajouté des néons derrière. C’était dingue. On a créé la salle de réunion de Daft Punk et forcément, elle était dans un vaisseau spatial. »
La salle à manger d’Andrée Putman
Un autre hommage dont se souviendront longtemps les visiteurs du Marché Paul Bert ? La salle à manger-hommage à Andrée Putman.
La pièce entière était couverte de damiers noir et blanc, sorte d’échiquier géant, tandis qu’au centre trônait une table en marbre de portor de Paco Rabanne entourée de deux chaises de Mackintosh, un peu comme si Madame et Monsieur dinaient avant de sortir… « Il y avait deux enceintes monumentales blanches et on diffusait de la musique classique. Une ambiance folle. On n’a rien vendu de tout le mois, car le décor était tellement fort qu’on ne voyait pas les meubles, mais ce n’est pas grave, c’est resté dans les esprits. »
Le design des années 70, une histoire de transmission
Car ce qui importe à ce duo, c’est de transmettre, d’émerveiller le public dans une sorte d’expérience totale, sans être systématiquement dans l’optique de vendre. « Dans nos scénographies, on montre pas toujours des objets à vendre ; on insère des éléments rapportés qui apportent une valeur ajoutée aux pièces présentées. »
« C’est un rapport sensuel à l’objet » – Eve Ducroq
Rassurez-vous, la plupart du temps, il est tout à fait possible de repartir avec les pièces, choisies avec amour, qu’elles soient signées ou non – là n’est pas la question d’ailleurs. « L’attribution n’est pas une priorité. On recherche une belle qualité de fabrication, une belle facture, mais s’il n’y a pas une belle signature, c’est nous qui allons lui donner sa propre valeur, celle qu’on projette sur la pièce. » Pour être élu, un meuble ou un objet doit également avoir un critère indispensable : « il faut qu’il ait de la main, de la même manière qu’on jauge la qualité d’un tissu. C’est un rapport sensuel à l’objet. »
Et s’il est parfois difficile de se séparer des pièces qu’on aime, le mal de tout marchand – Ève se rappelle encore d’un chapiteau indien en bois du XIXe siècle cédé avec peine – le couple se réjouit que les objets poursuivent leur vie : « ce qu’on aime, c’est que les meubles et les objets vivent. On demande à nos clients de nous envoyer des photos de leur meuble en place : l’histoire continue… C’est aussi là que s’inscrit notre affection. »
ODA, une galerie mais surtout un label, une manière de vivre
Plus qu’une galerie, ODA apparaît comme une véritable manière de vivre. « On a envie d’en faire un label, ODA c’est quelque chose d’holistique, vraiment global, dans une manière de penser, de vivre, de communiquer. On est très attachés aux Puces mais on aimerait trouver un autre lieu pour accueillir le public, une maison, un intérieur, qu’on y sente le café, qu’on rentre chez nous. »
Et si le couple se met à fantasmer, ce projet c’est dans un vieux palais sicilien qu’il se voit le créer, un lieu désuet, marqué par le passage du temps, des époques et forcément laissé en l’état. En tête, les fabuleuses réalisations d’Axel Vervoordt qui font office de références ultimes « un univers qui mélange toutes les influences avec grâce et intelligence. »
En attendant, des projets fourmillent parmi lesquels réaliser des collaborations avec des artistes en les invitant à créer au sein d’ODA « une chambre à soi » (clin d’œil à Virginia Woolf), faire de la mise en scène et garder de près l’ambition de travailler in fine comme décorateurs ensembliers. « On rêverait de faire un hôtel. Le champ y est très libre, notre stand ici fait 12m2 c’est la taille d’une chambre. Le rêve c’est le mini hôtel 8 à 10 chambres. »
On quitte le stand des Puces le cœur plein en cet automne bien morne, laissant ces deux grands enfants si créatifs rêver à faire de leur quotidien « une grande fête » comme ils aiment si souvent le rappeler…
J.C
Mise à jour : désormais, retrouvez Eve et Arnaud dans leur nouvel espace,
ODA Space,
3, Cité Dupetit-Thouars
Paris 3
Retrouvez aussi le duo sur instagram @oda_paris_