Cuisine
La sauce, un goût français
04 MARS . 2021
S'il est bien des usages qui divergent entre les peuples, c'est la manière dont on accommode les mets. Il y a longtemps déjà certains misaient sur des techniques de salage ou de fermentation. D'autres vivaient au paradis terrestre, là où tout pousse sans effort. Néanmoins une chose nous rassemble, c'est la volonté de tirer le meilleur goût de ce qu'on mange ! A cet exercice, les Français excellent grâce à une mystérieuse alchimie : la sauce.
A l’origine… il y avait la sauce (française)
A la question de l’apport du goût, les réponses ne sont pas toujours les mêmes. Quand on dispose d’arbres et de bosquets aromatiques, on fait souvent le choix d’en saupoudrer sur ce que l’on vient de tuer pour en atténuer le goût ou au contraire le sublimer.
Le cheminement organoleptique du Français fut différent. Ce n’est pas que par les épices ou encore le pourrissement contrôlé des mets que nos ancêtres choisirent d’anoblir leur nourriture, c’est par un liquide censé unir et magnifier les goûts. Un amalgame qu’ils appelèrent la sauce.
La sauce française est la véritable potion de Panoramix le druide de bande-dessinée ! Ce mystérieux liquide extrêmement sapide nous est envié, jalousé par nos voisins. Il est, pensent-il, l’essence de la qualité de notre cuisine. En réalité, les raisons sont nombreuses car nous savons tous que nous disposons d’une variété de climats, de littoraux et d’une faune propices à produire parmi ce qui se fait de meilleur. Sans oublier qu’en cuisine, le Français est aussi de nature curieuse et ouverte sur le monde.
La sauce est capable de marier les mets, c’est un trait d’union qui, quand il est maîtrisé, provoque les émotions les plus vives.
Si ces mystérieuses essences sont aussi vieilles que la cuisine, ce sont de grands cuisiniers Français, toujours eux, comme Guillaume Tirel dit Taillevent, Antonin Carême ou encore Auguste Escoffier et pourquoi pas aujourd’hui Yannick Alleno qui codifièrent, inventèrent, modernisèrent ce monde prodigieux.
C’est quoi, exactement, la sauce ?
Même en France, la définition de ce qu’est une sauce reste floue. Pour certains la sauce serait le liquide baignant au fond d’une marmite. En cuisant, les aliments se libéreraient et finiraient par baigner dans leurs propres sucs. C’est en partie vrai, mais vous devez immédiatement cesser d’appeler un fond de braisage ou un résidu de marmite une sauce !
La sauce française est tout au contraire une science. C’est un orgue à parfum composé avec patience et application par un homme aussi mystérieux que son œuvre : le saucier. Il est le plus respecté d’une brigade, étudiant -à la lueur des candélabres, sans aucun doute- les ouvrages anciens. Des chapitres entiers furent autrefois consacrés à son art ! Le saucier compose, et de cette alchimie va naître le goût.
Alors une sauce, qu’est-ce que c’est ? L’assimilation et la rencontre amoureuse de différentes essences. L’osmose parfaite. Une sauce est l’union d’un jus, de réductions mais aussi de liaisons. C’est parfois une émulsion qui peut être obtenue par des fonds. Cela reste obscur : essayons de décanter.
La sauce, c’est d’abord… Un jus
Le goût de l’animal possède son identité propre et c’est elle qui sera le premier marqueur d’une sauce. En faisant rissoler de petits morceaux concassés, moins nobles que ceux qui seront servis dans l’assiette -mais attention, pas de bas morceaux ou d’os insipides non plus- des sucs vont se dégager et s’imprimer dans le fond de la cocotte.
Ces sucs sont l’identité même de l’animal. Ils seront enrichis ou non d’une garniture aromatique puis couverts d’eau ou d’un bouillon dans lequel on aura déjà capturé une partie du goût animal. En cuisant longtemps, ce jus ou ce fond va dissoudre lentement les différents sucs caramélisés et l’eau va se parfumer, on appelait autrefois cela l’osmazome. Après beaucoup de patience, le jus se sera concentré et déjà son goût rappellera le fumet du veau, de l’écrevisse ou du poulet.
La sauce française, c’est ensuite… Les ajouts
A ce jus on ajoute parfois des essences : de champignons, de gibiers, d’herbes aromatiques. Une cuillère suffit et déjà le goût s’enrichit. Rappelez-vous du jus de gigot d’agneau parfumé de sarriette de votre grand-mère.
L’aventure s’arrête parfois là. On parle de jus, gras ou non s’il est filtré. Et déjà ce avec quoi le jus sera servi prend une toute autre ampleur. Un pigeonneau posé sur un lit de petits pois enrobés du fumet de la bête, quel miracle !
On peut aussi apporter au jus une dimension supplémentaire par l’ajout de réductions successives d’alcools, de vinaigres ou de jus de fruits (dans le cas de la célèbre sauce bigarade). Généralement du vinaigre sera réduit à l’état de glace, puis du vin de porto ou de madère. On va parfois même jusqu’à réduire une bouteille de vin entière pour n’obtenir qu’une cuillère appelée miroir.
Ces différentes combinaisons permettent de faire varier les sauces en une infinité de possibilités. Là s’exprime toute la science et la créativité du cuisinier.
La sauce française, c’est enfin… Son liant
Enfin la liaison qui permet de changer le liquide en quelque chose d’enrobant. Beaucoup d’ingrédients ont des pouvoirs liants comme la farine, la fécule mais aussi le sang (souvenez-vous, on le détaillait par ici), le foie gras ou les abats finement pilés d’un gibier.
Une gousse d’ail confite ou des échalotes peuvent également être une pierre à l’édifice. Une sauce gagne à être liée mais là encore, pas d’excès, ce n’est pas une purée.
Enfin, les Français aiment provoquer un choc thermique par l’ajout de beurre froid. En remuant la casserole à sauce, appelée une russe, le beurre va créer une émulsion liant le tout. Et rendre lisse, brillant et parfait ce qu’il est désormais possible de nommer : sauce.
Ces différentes techniques furent classées par Auguste Escoffier au début du siècle dernier et cette codification resta en vigueur longtemps. Aujourd’hui les cuisiniers français se détachent d’une partie de la tradition pour créer des sauces plus légères mais l’intention reste la même.
En mariant les éléments qui se trouvent dans l’assiette, la sauce fera communier les goûts entre eux. Car elle est le fruit d’une véritable réflexion et quand elle est bien pensée on y retrouve aussi les constituants essentiels du plat : on utilise la carcasse de l’animal ou le légume phare pour souligner l’harmonie culinaire du plat proposé.
Il serait impensable de lister ici les mille sauces de la cuisine française dont les noms rocambolesques sont parfois empruntés aux illustres personnages de notre nation ou leurs courtisanes mais comprenons bien que la sauce est un monde à part entière. Un monde où le hasard n’a pas sa place. Néanmoins en voici quelques-unes : bigarade, salmis, soubise, royale, poivrade, Mornay, ravigote, béchamel, Nantua… La sauce se pense bien plus que le plat, elle va chercher au plus profond du goût, là où l’homme exprime tout son talent.
La sauce est un monde où le hasard n’a pas sa place
Aujourd’hui, les sauces industrielles, les jus en boîte et les poudres de perlimpinpin vendues sous forme de cubes ont remplacé les efforts d’autrefois et certains grands plats classiques dépourvus de sauce véritable ont perdu de leur sens.
Un constat regrettable, car la sauce est au goût français ce que les pâtes alimentaires sont aux italiens et le soja aux asiatiques. C’est par la sauce que le goût s’exprime et oublier ce manifeste fondateur de notre cuisine c’est oublier ce que l’on aime.
Un ruisseau brun-or enrobant de fines bouchées délicieuses, répondant aux grands crus avec orgueil et prestance. Les sauces sont les veines de notre nation, c’est par là que communiquent les régions gourmandes et par elles que se transmet génération après génération le bon goût : Le goût français.
M.M