Eros
Niki de Saint Phalle
Une nana pas comme les autres
03 JUIN . 2021
Si l’on devait n’en citer qu’une, ce serait sûrement elle… Niki de Saint Phalle est l’une des artistes femmes les plus emblématiques du XXe siècle. Son regard émancipé et sa créativité sans limite ont révolutionné l’histoire de l’art et de la représentation féminine. Artiste engagée, autodidacte, elle ne s’est refusée à aucun médium et a livré une production protéiforme composée de sculptures, tableaux-performances ou encore de vidéos. Surtout, elle n’aura reculé devant rien pour dénoncer les diktats de la société et renouveler l’érotisme féminin…
De Catherine à Niki de Saint Phalle
Née dans la très chic banlieue de Neuilly-Sur-Seine, en 1930 d’une mère américaine, Jeanne Jacqueline Harper, et d’un père français, André-Marie Fal de Saint Phalle, Catherine de Saint Phalle est une « enfant de la Dépression ». Ses parents, ruinés par le krach boursier de 1929 sont très vite contraints de renoncer à leurs rêves de grandeur.
Surnommée Niki par sa mère dès l’âge de quatre ans, la petite Catherine grandit tout d’abord au domicile de ses grands-parents dans la Nièvre avant de rejoindre ses parents à Greenwich, aux États-Unis. Quelques années plus tard, sa famille s’installe à New York. C’est dans cette ville que, très jeune, elle s’essaye à différentes formes artistiques : d’abord au dessin puis à l’art dramatique… Mais c’est une toute autre carrière que Catherine de Saint Phalle entame à l’âge de dix-sept ans, puisqu’elle devient mannequin pour Vogue, Life Magazine ou encore Elle.
La sexualité portée comme une force
L’année suivante, elle épouse le poète Harry Mathews. Et à dix-neuf ans, elle donne naissance à leur premier enfant Laura et déménage à Paris en 1951. Inspirée par l’effervescence artistique parisienne, elle s’essaye peu à peu à la peinture mais sombre, à seulement vingt-deux ans, dans une profonde dépression nerveuse qui trouve sa source dans le viol que son père lui fait subir à l’âge de onze ans. Contrainte de quitter Paris pour se reposer à Nice, elle découvre les joies de la peinture et du dessin et décide d’y consacrer sa vie.
« J’ai commencé à peindre chez les fous… J’y ai découvert l’univers sombre de la folie et sa guérison, j’y ai appris à traduire en peinture mes sentiments, les peurs, la violence, l’espoir et la joie. »
Ce viol incestueux, elle n’en parlera que bien des décennies plus tard. Dans Mon secret, qu’elle publie en 1994, elle libère « le cri désespéré de la petite fille », allant de pair avec un message politique très fort. Elle raconte l’été 1942, la haine du père auparavant tant aimé, le silence. « Honte, plaisir, angoisse et peur me serraient la poitrine. (…) Tous les hommes sont des Violeurs. » Niki de Saint Phalle est l’une des premières femmes à parler publiquement de l’inceste, cette agression qu’on lui avait niée lors de ses nombreux séjours chez les psychiatres. La révélation est tardive, peut-être dans un souci de ne pas faire obstruction à son travail d’artiste aux nombreux sujets d’engagement (la guerre et la Guerre Froide, les Noirs, le patriarcat, le Sida…) parmi lesquels compte l’inceste prend également place. « Un noir dans le monde des blancs. Une femme dans le monde des hommes », selon la formule de l’artiste.
« Oui, l’inceste a nourri un imaginaire violent ; il a nourri le thème de la guerre des sexes qui est très présent dans son travail. Mais il y a aussi chez Niki une vision optimiste et joyeuse, qu’incarnent surtout les Nanas. (…) Niki de Saint Phalle n’est pas une femme brisée par l’inceste. On peut dire, au contraire, qu’elle en a tiré une forme d’énergie particulière » explique Camille Morineau, commissaire de l’exposition consacrée à Niki de Saint Phalle au Grand Palais en 2014, puis au Guggenheim de Bilbao, à Tokyo, au Danemark et en Finlande.
Des Tirs aux Nanas, colère froide et liberté joyeuse
Encouragée par son mari et le peintre Hug Weiss, Niki de Saint Phalle se réfugie dans la peinture. Après avoir donné naissance à son deuxième enfant, Philip, en 1957, elle ressent le besoin de voyager et part alors découvrir Madrid et Barcelone où elle tombe amoureuse du travail singulier de l’architecte Antoni Gaudí. L’année suivante, elle rencontre à Paris celui qui deviendra son second mari, l’artiste suisse Jean Tinguely, et rejoint par son biais le groupe des Nouveaux Réalistes, fondé par Yves Klein et Pierre Restant dans les années 1960.
Bercée par la création des artistes du mouvement qui souhaitent réaliser un « recyclage poétique du réel urbain, industriel et publicitaire », Niki de Saint Phalle décide de se libérer du médium traditionnel de la peinture. En 1961 elle commence alors sa série performative des Tirs dans laquelle l’artiste se met à tirer à la carabine sur des poches de peinture dissimulés dans des tableaux-assemblages. Ses Tirs sont des tirs politiques – elle les commence d’ailleurs au moment de la guerre d’Algérie.
« Après les Tirs, la colère était partie, mais restait la souffrance ; puis la souffrance est partie et je me suis retrouvée dans l’atelier à faire des créatures joyeuses à la gloire de la femme. »
Artiste et féministe engagée, sa création prend un tout autre tournant lorsqu’à l’été 1964 elle réalise sa première Nana. Inspirée pour le nom par sa nounou américaine, qu’elle nommait Nana, et pour la forme par son amie Clarice Rives enceinte, Niki de Saint Phalle réalise une toute nouvelle réflexion sur le corps féminin… Il est déformé, agrandi et réinventé dans un mélange de papiers collés et de résine. Dans ces créations aux fausses allures de femmes enceintes composées de formes novatrices et de couleurs clinquantes, elle célèbre ainsi la libération de la femme hors de tout critère de beauté en vigueur.
HON : la femme par le sexe
Si avec le temps les Nanas s’imposent comme des éléments symboliques et récurrents dans l’œuvre de Niki de Saint Phalle, ce n’est qu’en 1966 que sa création autour de la femme atteint son apogée… avec une nouvelle sculpture de plus de 28 mètres de long. HON (ELLE). La plus grande Nana jamais conçue est réalisée en collaboration avec Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt pour le Musée d’art Moderne de Stockholm. Cette sculpture gigantesque couchée sur le dos aux jambes écartées et aux genoux relevés propose une visite immersive dans le corps de la femme.
« Elle était là comme une grande Déesse de la fertilité, accueillante et confortable dans son immensité et sa générosité. Elle reçut, absorba, dévora des milliers de visiteurs. La joyeuse et géante créature représenta pour beaucoup de visiteurs comme pour moi le rêve du retour à la Grande Mère. […] Des mauvaises langues dirent que c’était la plus grande putain du monde parce qu’elle accueillit 100.000 visiteurs en trois mois. »
Pour découvrir les activités mises en scène par les trois artistes à l’intérieur de cette Nana géante, les visiteurs doivent entrer par son vagin… Ce qui impressionne le plus dans cette œuvre n’est plus la quantité d’activités, toutes plus extravagantes les unes que les autres, dont il est possible de profiter une fois l’entrée passée, mais donc bien la manière dont le spectateur investit l’œuvre. Niki de Saint Phalle demande au visiteur de pénétrer Hon. Cette dernière rappelle d’ailleurs étrangement une des œuvres les plus scandaleuses de l’histoire de l’art… Vous la voyez, vous aussi, la ressemblance avec L’Origine du monde de Gustave Courbet ! On trouve là de quoi laisser libre court à son imagination…
L.M