Cinéma : La Reine Margot,

Eros et Thanatos

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13OCT. 2021

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Cinéma : La Reine Margot

Eros et Thanatos

13 OCTOBRE . 2021

Écrit par Elsa Cau

Qui ne s’en souvient pas ? Monument du cinéma historico-populaire français, fresque grandiose dans laquelle se mêlent Histoire (ou une certaine vision de l’Histoire), violence, esthétique Renaissance et… érotisme bien sûr, La Reine Margot (1994) est de ces films qui ont ouvert la voie aux Tudor, Borgia et autres Game of Thrones. Retour sur un chef-d’œuvre sulfureux du cinéma français.

La Reine Margot, les codes du film mafieux pour un film historique

Le regard est fier, lointain. Détaché et hautain. De ceux qui, parfois, donnent envie d’une correction. Et pourtant un peu tétanisé. Margot (Isabelle Adjani) hésite, soupire, ne répond rien. La main royale et violente s’abat sur sa nuque, la jette en avant sans ménagement : voilà pour le consentement. Margot est épousée, la face écrasée contre le luxueux coussin de velours cramoisi. Vérité historique, affabulation ? La question n’est pas là. Il est bien évident que La Reine Margot s’arrange avec l’Histoire, à sa manière, c’est-à-dire d’une manière différente du roman de Dumas dont le film est censé s’inspirer. Le roman-feuilleton plein de sentiment devient ici un film politique, violent, intimiste, dans lequel la dimension sexuelle émerge de tous les rapports, tous de domination. Cette première scène donne le ton, spectaculaire, du film, qui oscille sans cesse entre l’atmosphère de fête orgiaque et désenchantée, manœuvres politiques sous les ors du Louvre et froide tuerie ensanglantée.

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Le Duc d’Anjou (Pascal Greggory), le Duc de Guise (Miguel Bosé) et le Duc d’Alençon (Julien Rassam). DR

Margot apparaît ici comme une figure -complaisamment- violentée par ses amis et par ses frères, en bref par toute une bande de garçons violents et érotisés, victime, aussi, des jeux politiques de l’échiquier européen, et enfin dotée d’une mère monstrueuse, Catherine de Médicis (Virna Lisi), dont l’aspect cruel et mortifère déjà présent chez Dumas est bien repris par le réalisateur.

Ce dernier l’admet volontiers : « Le jour où j’ai compris que, à toutes ces images conventionnelles de la Renaissance auxquelles on ne croit pas, je pouvais substituer un film contemporain et montrer des histoires de Mafia comme Scorsese les films dans Les Affranchis, j’étais sauvé. […] Tout concentrer sur cette « famille monstrueuse à l’intérieur de laquelle tous les crimes sont impunis », selon le mot de Visconti à propos des Damnés.» affirme Patrice Chéreau en 1994. Film historique, film mafieux ? Il n’est pas rare qu’un cinéaste s’inspire de la violence des mafias pour entrer dans l’Histoire. La pratique frappait déjà dans The Age of Innocence (1993), avec un Scorcèse filmant l’Amérique guindée des dernières décennies du XIXe siècle comme une guerre des gangs, le sang en moins.

Les photographies de tournage © Fonds Suzanne Durrenberger, courtoisie de la Cinématèque française.

De sang, La Reine Margot n’en manque pas. Il abreuve le film, comme la preuve d’une vie violente, passionnée, illimitée aussi. D’ailleurs, c’est Henriette de Nevers (Dominique Blanc) qui l’exprime le mieux, traversant avec légèreté un Paris parsemé de cadavres :

 

« le danger, c’est comme l’orage, ça me donne envie. »

 

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Henriette de Nevers (Dominique Blanc) et Marguerite de Navarre (Isabelle Adjani) cherchent un homme pour la nuit…

 

Quand la violence régit l’amour

Dans cette cour des Valois revisitée, la violence régit le quotidien, les liens, le pouvoir et les sens aussi. Tous manquent d’amour, aucun n’en donne. La violence est psychologique autant que physique. Charles IX est seul, désespérément seul. Il se contentera du pouvoir, auquel il s’accroche avec hargne face à des frères prêts à bondir, face à une mère qui ne l’aime pas. Face à la tragédie que représente la guerre de religion, l’atroce massacre de la Saint-Barthélemy vers lequel nous emmène, minute après minute le film, les amours de Margot et d’Henriette avec La Môle et Coconnas paraissent bien secondaires. C’est sans doute pour cette raison qu’à la fin, tout comme dans le roman, les deux gentilshommes sont éliminés. Jusqu’au film de Patrice Chéreau pourtant, Margot n’aura jamais été au centre du propos.

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DR

Et pour cause. Margot, c’est l’amour. Et quoi de plus inutile que le sentiment amoureux au temps des Valois ? La politique, oui, pour les avisés. La soif de pouvoir, l’intrigue, l’érotisme souvent morbide qui leur est lié, pour les plus passionnés. Mais l’amour ? Il est perçu comme une faiblesse aveuglante, au mieux un obstacle sur la route de l’ambition, au pire une erreur pouvant conduire à la mort. Dans La Reine Margot, l’amour, c’est avant tout le désir. Celui qui n’a pas de nom, d’une jeune reine le soir de sa nuit de noces, avec un mari à qui elle interdit sa porte et un amant qui la quitte. « Je ne passerai pas la nuit sans un homme » jure Margot de cette réplique devenue culte, à sa suivante. La rencontre avec La Môle, le grand amour, est torride et surtout furtive  : debout, contre un mur froid, mais « pas la bouche » ! Il est clair que, contrairement au roman dont il est adapté, le film de Chéreau préfère l’exhibition à la suggestion.

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DR

Les costumes participent au jeu érotique. Moidele Bickel, la costumière, les fait cuire dans de grandes cuves pour obtenir un effet passé sur ses couleurs. Adjani se souvient encore de la sensualité de ses robes, qui semblaient lourdes comme celles des portraits officiels de la Renaissance mais étaient en réalité légères comme des plumes, faites pour se mouvoir avec facilité, dont le corset laissait apparaître les seins ou la chemise ouverte sur le torse souvent en sueur. Chaque costume épouse sensuellement le corps de son propriétaire, et possède une portée essentielle, de même que le jeu des acteurs ou la lumière, un choc visuel.

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La Reine Margot et Henri de Navarre (Daniel Auteuil) dans une unique scène d’amour. DR

Les relations incestueuses entre Margot et ses frères sont ainsi clairement établies, jusqu’au point culminant de la scène de la fête donnée en honneur du tout nouveau roi de Pologne, pendant laquelle Margot est violentée par ses frères. « Jamais devant les étrangers, fulmine Catherine, la mère. Pas le visage, ça laisse des traces » ajoute-t-elle encore dans le roman. Glaçant. « C’est toi, Charles, tu as mordu Margot ? » Susurre l’un des frères. « Plus depuis très longtemps » répond le roi. Une bande de garçons brutaux, fous, torse-nus et assoiffés de violence, dans laquelle se mélange le sexe : voilà l’entourage, la famille de Margot. Charles fait un malaise, il est convulsionné au sol. « Tu n’es pas encore parti pour la Pologne », lance Guise au futur roi, l’un des frères de Margot. Pas d’amour, on vous dit. Pourtant, la bête rebelle et traquée qu’est Margot au moment où ses frères la bousculent se transforme instantanément en sœur inquiète, qui accourt près de lui -c’est la seule- et c’est tout le paradoxe de la reine. « La problématique qui sous-tend le film, c’est cette ambivalence de Margot, qui aime et déteste ses frères, appartient à la famille et veut s’en détacher tout en revendiquant d’être des leurs. » affirmait encore Chéreau à propos de son film.

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Charles IX (Jean-Hugues Anglade) et son frère le Duc d’Anjou (Pascal Greggory), entre haine tenace et amour fraternel. DR

La brutalité de cette agression collective transgresse toutes les conventions du film historique. Mais les scénaristes s’inspirent ici d’une brutalité non moins réelle : celle des rumeurs et des pamphlets protestants contre les Valois à la fin du XVIe siècle, clamant l’inceste. Une pornographie politique qui connaîtra encore de grandes heures, de Marie-Antoinette aux temps modernes… « Quand on regarde Les Tudors ou Game of Thrones, confiait Danièle Thompson au magazine Vanity Fair, on voit que Chéreau a inauguré une autre façon d’approcher le film historique : il a été le premier à ne pas hésiter sur le sexe, les mouvements de la caméra, la violence ».

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La robe blanche, pure, maculée de sang de la Reine Margot, une image forte du film de Patrice Chéreau. DR

 

Sexe, violence, politique : histoire d’une postérité

Chez Chéreau, la violence est partout, on l’a compris. Elle irrigue chaque scène, chaque minute de ces six jours de 1572. Au-delà du Massacre -qui ne peut que faire penser aux grands carnages du XXe siècle, surtout écrit en pleine guerre de Yougoslavie, à laquelle Chéreau est très sensible- c’est chaque instant, chaque réplique de chaque personnage qui en sont imprégnés. D’Henriette la voyeuse à Catherine, l’instigatrice des plaisirs et des morts (c’est bien elle qui ordonne à sa suivante de séduire Henri de Navarre), des frères Valois qui font l’amour comme la guerre, des courtisans intéressés, prêts à tous les plaisirs pour se hisser au rang supérieur…dans La Reine Margot, pas d’amour sans violence. Pas de jouissance sans brutalité. Sauf pour une étoile, une seule : l’amour entre La Môle et Margot, qui meurt aussi vite qu’il a existé, mais qui sonne comme l’unique beauté ‘pure’, rattrapée d’ailleurs par le sang et la mort, toujours eux.

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Est-ce parce que le malaise semble être palpable, sur le tournage, que la tension se sent et continue de fasciner dans La Reine Margot ? Les rivalités entre les acteurs du premier cercle de Chéreau et les autres, sont bien réelles. Daniel Auteuil ne fait pas partie du clan, lui qui selon ses termes vient « du café-théâtre de mauvais goût ». Est-ce de ce sentiment qui transparaît dans certaines scènes, que Daniel Auteuil puise sa force pour le sale et le protestant Henri de Navarre, isolé, piégé au Louvre ? Les hommes du film se livraient à un véritable combat de coqs, selon Jean-Hugues Anglade (Charles IX), pour attirer la lumière, jeter l’ombre sur les autres. Des clans, des relations électriques, conflictuelles, en somme. Comme dans le film. Dans tous ces liens brutaux, bien humains, où est le cinéma ?

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La Môle (Vincent Pérez) et Margot. DR

Isabelle Adjani racontait à Vanity Fair que, sortant d’une représentation de Lucrèce Borgia à la Comédie-Française, elle « a ressenti une étrange impression. » Après le spectacle, elle « est allée voir dans sa loge Guillaume Gallienne, qui tenait le rôle-titre dans la pièce de Victor Hugo. (…) Il y a des choses qui m’ont paru familières. Et lui : bien sûr ! Je suis allé chercher vos audaces dans la Reine Margot. La scène du viol de Lucrèce par ses frères est littéralement chorégraphiée comme dans le film de Patrice. » J’ai pris ça comme un hommage. D’ailleurs, Guillaume aurait fait une Margot fabuleuse. » affirme l’actrice.

C’est un fait : plus de vingt-cinq ans après, le règne de la reine maudite de Patrice Chéreau n’est pas achevé. Comme un défi à la mort, coûte que coûte. N’est-ce pas tout le sens de l’érotisme ?

E.C


On revoit : La Reine Margot (1994), de Patrice Chéreau, disponible sur iTunes

On relit : La Reine Margot (1845) d’Alexandre Dumas

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